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LETTRE À L’OCCASION

le royaume devrait avoir péri cent fois. Mais je vous demande dans quel temps vous pensez que les habitants de la campagne aient joui d’un sort plus heureux, aient eu plus de facilité dans le débit de leurs denrées, aient été mieux nourris et mieux vêtus ? Serait-ce quand la taille arbitraire était établie dans presque tout le royaume ? Serait-ce en 1709, quand le prêt et le pain manquèrent au soldat, quand l’officier était obligé d’escompter à soixante et dix pour cent de perte les billets qu’on lui donnait en payement ? Serait-ce dans les années où les ministres de Louis XIV firent des affaires extraordinaires pour plus de deux cents millions, qui reviennent à près de quatre cents millions de notre monnaie courante ? Voudriez-vous remonter plus haut, et voir si les provinces, et la capitale, et les campagnes, étaient plus florissantes quand les ennemis vinrent jusqu’à l’Oise, du temps du cardinal de Richelieu ? quand ils prirent Amiens sous Henri IV ? Remontez encore. Songez aux guerres civiles, aux guerres des Anglais, au temps où les paysans opprimés par les seigneurs des châteaux se soulevèrent contre eux, et assommèrent ceux qui tombèrent dans leurs mains ; au temps où les campagnes étaient désertes, où les grands chemins étaient couverts de ronces, où l’on criait dans Paris : Terrains abandonnés à vendre ! où l’on faisait son testament quand on entreprenait le voyage d’une province à une autre. Comparez ces siècles et le nôtre, si vous l’osez. »

L’homme à contradiction n’eut rien à répliquer ; mais, après avoir parlé vaguement comme font presque tous les critiques : « Convenez pourtant, dit-il, que tout est perdu si, pour acquitter les dettes de l’État, on réduit l’impôt du dixième[1] au vingtième,

  1. Après la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, l’impôt du dixième, qui n’avait été établi que pour le temps de la guerre, fut supprimé ; M. de Machault, contrôleur général, le remplaça par un vingtième d’une durée illimitée, auquel il soumit les revenus de toute espèce, excepté les rentes sur l’État. Il en destinait le produit à une caisse d’amortissement, qui devait, par des remboursements successifs, éteindre la dette publique. Son génie devançait ainsi la marche du temps, et voulait dès lors fonder en France le système du crédit adopté soixante ans plus tard.

    Les esprits étroits, les hommes à préjugés, ne manquèrent pas de se soulever contre cette innovation. Voltaire, dont la raison supérieure dominait tous les sujets, comprit sur-le-champ l’habile ministre, et entreprit de défendre son plan. Dans ce dessein, il imagina une petite scène, où il introduit un contradicteur, avocat des vieilles routines, et l’oppose à un homme de sens et d’esprit, qui le combat tour à tour avec les traits du ridicule et l’arme puissante du raisonnement.

    On retrouve dans cet opuscule, qui paraît au jour pour la première fois, la manière piquante de Voltaire, sa fine plaisanterie, ses aperçus ingénieux, et en même temps cette profondeur d’idées qui, dans ses écrits, se cachent si souvent sous la légèreté d’un style plein de grâce. (Note de M. H. de La Bédoyère, en 1829.)