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ANECDOTES


mille[1] hommes dans les travaux qu’il fallut faire, et dans les fatigues et la disette qu’on essuya ; mais enfin la ville existe. Les ports d’Archangel, d’Astracan, d’Azof, de Véronise, furent construits.

Pour faire tant de grands établissements, pour avoir des flottes dans la mer Baltique, et cent mille hommes de troupes réglées, l’État ne possédait alors qu’environ vingt de nos millions de revenu. J’en ai vu le compte entre les mains d’un homme qui avait été ambassadeur à Pétersbourg. Mais la paye des ouvriers était proportionnée à l’argent du royaume. Il faut se souvenir qu’il n’en coûta que des ognons aux rois d’Égypte pour bâtir les pyramides. Je le répète, on n’a qu’à vouloir ; on ne veut pas assez.

Quand il eut créé sa nation, il crut qu’il lui était bien permis de satisfaire son goût en épousant sa maîtresse, et une maîtresse qui méritait d’être sa femme. Il fit ce mariage publiquement en 1712. Cette célèbre Catherine, orpheline, née dans le village de Ringen en Estonie, nourrie par charité chez un ministre luthérien nommé Gluck, mariée à un soldat livonien, prise par un parti deux jours après ce mariage, avait passé du service des généraux Bauer et Sheremetof à celui de Menzikoff, garçon pâtissier qui devint prince et le premier homme de l’empire ; enfin elle fut l’épouse de Pierre le Grand, et ensuite impératrice souveraine après la mort du czar, et digne de l’être. Elle adoucit beaucoup les mœurs de son mari, et sauva beaucoup plus de dos du knout, et beaucoup plus de têtes de la hache, que n’avait fait le général Le Fort. On l’aima, on la révéra. Un baron allemand, un écuyer d’un abbé de Fulde, n’eût point épousé Catherine ; mais Pierre le Grand ne pensait pas que le mérite eût, auprès de lui, besoin de trente-deux quartiers. Les souverains pensent volontiers qu’il n’y a d’autre grandeur que celle qu’ils donnent, et que tout est égal devant eux. Il est bien certain que la naissance ne met pas plus de différence entre les hommes qu’entre un ânon dont le père portait du fumier, et un ânon dont le père portait des reliques. L’éducation fait la grande différence, les talents la font prodigieuse, la fortune encore plus. Catherine avait eu une éducation tout aussi bonne, pour le moins, chez son ministre d’Estonie, que toutes les boïardes de Moscou et d’Archangel, et était née avec plus de talents et une âme plus grande ; elle avait réglé la maison du

  1. Voltaire dit deux cent mille dans son Histoire de Charles XII, livre troisième ; il dit seulement un nombre prodigieux dans l’Histoire de Russie ; voyez tome XVI, pages 211 et 483.