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SUR PIERRE LE GRAND.


de toute espèce ; et tous les gens de l’équipage voulurent bien se laisser donner aussi. Pierre, sur son yacht, dont il se fit le premier pilote, retourna en Hollande revoir ses charpentiers, et de là il alla à Vienne, vers le milieu de l’an 1698, où il devait rester moins de temps qu’à Londres, parce qu’à la cour du grave Léopold il y avait beaucoup plus de cérémonies à essuyer, et moins de choses à apprendre. Après avoir vu Vienne, il devait aller à Venise, et ensuite à Rome ; mais il fut obligé de revenir en hâte à Moscou, sur la nouvelle d’une guerre civile causée par son absence et par la permission de fumer. Les strélitz, ancienne milice des czars, pareille à celle des janissaires, aussi turbulente, aussi indisciplinée, moins courageuse et non moins barbare, fut excitée à la révolte par quelques abbés et moines, moitié grecs, moitié russes, qui représentèrent combien Dieu était irrité qu’on prît du tabac en Moscovie, et qui mirent l’État en combustion pour cette grande querelle. Pierre, qui avait prévu ce que pourraient des moines et des strélitz, avait pris ses mesures. Il avait une armée disciplinée, composée presque toute d’étrangers bien payés, bien armés, et qui fumaient, sous les ordres du général Gordon, lequel entendait bien la guerre, et qui n’aimait pas les moines. C’était à quoi avait manqué le sultan Osman[1] qui, voulant comme Pierre réformer ses janissaires, et n’ayant pu leur rien opposer, ne les réforma point, et fut étranglé par eux.

Alors ses armées furent mises sur le pied de celles des princes européans. Il fit bâtir des vaisseaux par ses Anglais et ses Hollandais à Véronise, sur le Tanaïs, à quatre cents lieues de Moscou. Il embellit les villes, pourvut à leur sûreté, fit des grands chemins de cinq cents lieues, établit des manufactures de toute espèce ; et, ce qui prouve la profonde ignorance où vivaient les Russes, la première manufacture fut d’épingles. On fait actuellement des velours ciselés, des étoffes d’or et d’argent à Moscou : tant est puissante l’influence d’un seul homme, quand il est maître et qu’il sait vouloir.

La guerre qu’il fit à Charles XII, pour recouvrer les provinces que les Suédois avaient autrefois conquises sur les Russes, ne l’empêcha pas, toute malheureuse qu’elle fut d’abord, de continuer ses réformes dans l’État et dans l’Église : il déclara à la fin de 1699 que l’année suivante commencerait au mois de janvier, et non au mois de septembre. Les Russes, qui pensaient que Dieu avait créé le monde en septembre, furent étonnés que leur czar

  1. Voyez tome XIII, page 137.