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MORTS DANS LA GUERRE DE 1741.

Des bords du Pô jusqu’à ceux du Danube, on bénit de tous côtés, au nom du même Dieu, ces drapeaux sous lesquels marchent des milliers de meurtriers mercenaires, à qui l’esprit de débauche, de libertinage et de rapine, a fait quitter leurs campagnes ; ils vont, et ils changent de maîtres ; ils s’exposent à un supplice infâme pour un léger intérêt ; le jour du combat vient, et souvent le soldat qui s’était rangé naguère sous les enseignes de sa patrie répand sans remords le sang de ses propres concitoyens : il attend avec avidité le moment où il pourra, dans le champ du carnage, arracher aux mourants quelques malheureuses dépouilles qui lui sont enlevées par d’autres mains. Tel est trop souvent le soldat ; telle est cette multitude aveugle et féroce dont on se sert pour changer la destinée des empires, et pour élever les monuments de la gloire. Considérés tous ensemble, marchant avec ordre sous un grand capitaine, ils forment le spectacle le plus fier et le plus imposant qui soit dans l’univers ; pris chacun à part, dans l’enivrement de leurs frénésies brutales (si on en excepte un petit nombre), c’est la lie des nations.

Tel n’est point l’officier : idolâtre de son honneur et de celui de son souverain, bravant de sang-froid la mort avec toutes les raisons d’aimer la vie, quittant gaiement les délices de la société pour des fatigues qui font frémir la nature ; humain, généreux, compatissant, tandis que la barbarie étincelle de rage partout autour de lui ; né pour les douceurs de la société, comme pour les dangers de la guerre ; aussi poli que fier, orné souvent par la culture des lettres, et plus encore par les grâces de l’esprit. À ce portrait, les nations étrangères reconnaissent nos officiers ; elles avouent surtout que, lorsque le premier feu trop ardent de leur jeunesse est tempéré par un peu d’expérience, ils se font aimer même de leurs ennemis. Mais si leurs grâces et leur franchise ont adouci quelquefois les esprits les plus barbares, que n’a point fait leur valeur ?

Ce sont eux qui ont défendu pendant tant de mois cette capitale de la Bohême[1], conquise par leurs mains en si peu de moments ; eux, qui attaquaient, qui assiégeaient leurs assiégeants ; eux, qui donnaient de longues batailles dans des tranchées ; eux, qui bravèrent la faim, les ennemis, la mort, la rigueur inouïe des saisons dans cette marche mémorable, moins longue que celle des Grecs de Xénophon, mais non moins pénible et non

  1. Prague ; voyez, tome XV, page 194, le chapitre VI du Précis du Siècle de Louis XV.