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ARRIVÉS DANS NOTRE GLOBE.

peut conclure qu’harmonie et utilité. « Les Andes, dit-il, dans l’Amérique, ont mille lieues de long ; le Taurus divise l’Asie en deux parties, etc. Un homme qui pourrait embrasser tout cela d’un coup d’œil verrait que le globe de la terre est plus informe encore qu’on ne l’imagine. » Il paraît tout au contraire qu’un homme raisonnable qui verrait d’un coup d’œil l’un et l’autre hémisphère traversés par une suite de montagnes qui servent de réservoirs aux pluies et de sources aux fleuves ne pourrait s’empêcher de reconnaître dans cette prétendue confusion toute la sagesse et la bienfaisance de Dieu même.

Il n’y a pas un seul climat sur la terre sans montagnes et sans rivière qui en sorte. Cette chaîne de rochers est une pièce essentielle à la machine du monde. Sans elle, les animaux terrestres ne pourraient vivre : car point de vie sans eau. L’eau est élevée des mers, et purifiée par l’évaporation continuelle ; les vents la portent sur les sommets des rochers, d’où elle se précipite en rivières ; et il est prouvé que cette évaporation est assez grande pour qu’elle suffise à former les fleuves et à répandre les pluies.

L’autre opinion, qui prétend que dans la période de deux millions d’années l’axe de la terre, se relevant continuellement et tournant sur lui-même, a forcé l’océan de changer son lit ; cette opinion, dis-je, n’est pas moins contraire à la physique. Un mouvement qui relève l’axe de la terre de dix minutes en mille ans ne paraît pas assez violent pour fracasser le globe ; ce mouvement, s’il existait, laisserait assurément les montagnes à leurs places ; et franchement il n’y a pas d’apparence que les Alpes et le Caucase aient été portées où elles sont, ni petit à petit, ni tout à coup, des côtes de la Cafrerie.

L’inspection seule de l’océan sert, autant que celle des montagnes, à détruire ce système. Le lit de l’océan est creusé ; plus ce vaste bassin s’éloigne des côtes, plus il est profond. Il n’y a pas un rocher en pleine mer, si vous en exceptez quelques îles. Or, s’il avait été un temps où l’océan eût été sur nos montagnes ; si les hommes et les animaux eussent alors vécu dans ce fond qui sert de base à la mer, eussent-ils pu subsister ? De quelles montagnes alors auraient-ils reçu des rivières ? Il eût fallu un globe d’une nature toute différente. Et comment ce globe eût-il tourné alors sur lui-même, ayant une moitié creuse et une autre moitié élevée, surchargée encore de tout l’océan ? Comment cet océan se fût-il tenu sur les montagnes sans couler dans ce lit immense que la nature lui a creusé ? Les philosophes qui font un monde ne font guère qu’un monde ridicule.