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DISCOURS DE M. DE VOLTAIRE

vit qu’à la longue l’art d’instruire, quand il est parfait, réussit mieux que l’art de médire, parce que la satire meurt avec ceux qui en sont les victimes, et que la raison et la vertu sont éternelles. Vous eûtes en tous les genres cette foule de grands hommes que la nature fit naître comme dans le siècle de Léon X et d’Auguste. C’est alors que les autres peuples ont cherché avidement dans vos auteurs de quoi s’instruire ; et, grâces en partie aux soins du cardinal de Richelieu, ils ont adopté votre langue, comme ils se sont empressés de se parer des travaux de nos ingénieux artistes, grâces aux soins du grand Colbert.

Un monarque illustre[1] chez tous les hommes par cinq victoires, et plus encore chez les sages par ses vastes connaissances, fait de notre langue la sienne propre, celle de sa cour et de ses États ; il la parle avec cette force et cette finesse que la seule étude ne donne jamais, et qui est le caractère du génie. Non-seulement il la cultive, mais il l’embellit quelquefois, parce que les âmes supérieures saisissent toujours ces tours et ces expressions dignes d’elles, qui ne se présentent point aux âmes faibles.

Il est dans Stockholm une nouvelle Christine[2] égale à la première en esprit, supérieure dans le reste ; elle fait le même honneur à notre langue. Le français est cultivé dans Rome, où il était dédaigné autrefois : il est aussi familier au souverain pontife que les langues savantes dans lesquelles il écrivit quand il instruisit le monde chrétien qu’il gouverne ; plus d’un cardinal italien écrit en français dans le Vatican, comme s’il était né à Versailles. Vos ouvrages, messieurs, ont pénétré jusqu’à cette capitale de l’empire le plus reculé de l’Europe et de l’Asie, et le plus vaste de l’univers ; dans cette ville qui n’était, il y a quarante ans, qu’un désert[3] habité par des bêtes sauvages : on y représente vos pièces dramatiques, et le même goût naturel qui fait recevoir, dans la ville de Pierre le Grand et de sa digne fille, la musique des Italiens, y fait aimer votre éloquence.

Cet honneur qu’ont fait tant de peuples à nos excellents écrivains est un avertissement que l’Europe nous donne de ne pas dégénérer. Je ne dirai pas que tout se précipite vers une honteuse décadence, comme le crient si souvent des satiriques qui prétendent en secret justifier leur propre faiblesse par celle qu’ils im-

  1. Frédéric II, roi de Prusse.
  2. La princesse Ulrique de Prusse, reine de Suède, à qui Voltaire avait adressé un célèbre madrigal (voyez, dans les Poésies mêlées, tome X, page 549).
  3. L’endroit où est Pétersbourg n’était qu’un désert marécageux et inhabité. (Note de Voltaire.)