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AUX LONGS DISCOURS, ETC.

sables de la nature, qui rendent à des animaux les membres qu’ils ont perdus, qui reproduisent des têtes après qu’on les a coupées, qui donnent à tel insecte le pouvoir de s’accoupler l’instant d’après que sa tête est séparée de son corps, qui permettent à d’autres de multiplier leur espèce sans le secours des deux sexes. Cet amusement à cela a développé un nouvel univers en petit, et des variétés infinies de sagesse et de puissance, tandis qu’en quarante ans d’étude le P. Malebranche a trouvé que « la lumière est une vibration de pression sur de petits tourbillons mous, et que nous voyons tout en Dieu ».

J’ai dit que Newton savait douter[1] ; et là-dessus on s’écrie : Oh ! nous autres, nous ne doutons pas. Nous savons, de science certaine, que l’âme est je ne sais quoi, destinée nécessairement à recevoir je ne sais quelles idées, dans le temps que le corps fait nécessairement certains mouvements, sans que l’un ait la moindre influence sur l’autre : comme lorsqu’un homme prêche, et que l’autre fait des gestes ; et cela s’appelle l’harmonie préétablie. Nous savons que la matière est composée d’êtres qui ne sont pas matière, et que dans la patte d’un ciron il y a une infinité de substances sans étendue, dont chacune a des idées confuses qui composent un miroir concentré de tout l’univers ; et cela s’appelle le système des monades. Nous concevons aussi parfaitement l’accord de la liberté et de la nécessité ; nous entendons très-bien comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir[2]. Heureux ceux qui peuvent comprendre des choses si peu compréhensibles, et qui voient un autre univers que celui où nous vivons !

J’aime à voir un docteur qui vous dit d’un ton magistral et ironique : « Vous errez, vous ne savez pas qu’on a découvert, depuis peu, que ce qui est est possible, et que tout ce qui est possible n’est pas actuel ; et que tout ce qui est actuel est possible ; et que les essences des choses ne changent pas. » Ah ! plût à Dieu que l’essence des docteurs changeât ! Eh bien ! vous nous apprenez donc qu’il y a des essences, et moi je vous apprends que ni vous ni moi n’avons l’honneur de les connaître ; je vous apprends que jamais homme sur la terre n’a su et ne saura ce que c’est que la matière, ce que c’est que le principe de la vie et du sentiment, ce que c’est que l’âme humaine ; s’il y a des âmes dont la nature soit seulement de sentir sans raisonner, ou de raisonner en ne sentant point, ou

  1. Voltaire l’avait dit à la fin du chapitre vi de sa Métaphysique de Newton, aujourd’hui chapitre vi de la première partie des Éléments de la philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 427.
  2. Vers de Boileau, épître V, vers 14.