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CE QU’ON NE FAIT PAS,


dit que le magistrat était à table, avec le préteur, l’édile, quelques sénateurs, leurs maîtresses et leurs bouffons ; il laissa entre les mains d’un des esclaves insolents qui servaient à table un mémoire dont voici à peu près la teneur : « Puisque les tyrans ont fait par toute la terre le mal qu’ils ont pu, ô vous qui vous piquez d’être bons, pourquoi ne faites-vous pas tout le bien que vous pouvez faire ? D’où vient que les pauvres assiégent vos temples et vos carrefours, et qu’ils étalent une misère inutile à l’État et honteuse pour vous, dans le temps que leurs mains pourraient être employées aux travaux publics ? Que font, pendant la paix, ces légions oisives qui peuvent réparer les grands chemins et les citadelles ? Ces marais, si on les desséchait, n’infecteraient plus une province, et deviendraient des terres fertiles. Ces carrefours irréguliers, et dignes d’une ville de barbares, peuvent se changer en places magnifiques. Ces marbres, entassés sur le rivage du Tibre, peuvent être taillés en statues, et devenir la récompense des grands hommes et la leçon de la vertu. Vos marchés publics devraient être à la fois commodes et magnifiques ; ils ne sont que malpropres et dégoûtants. Vos maisons manquent d’eau, et vos fontaines publiques n’ont ni goût ni propreté. Votre principal temple est d’une architecture barbare ; l’entrée de vos spectacles ressemble à celle d’un lieu infâme ; les salles où le peuple se rassemble pour entendre ce que l’univers doit admirer n’ont ni proportion, ni grandeur, ni magnificence, ni commodité. Le palais de votre capitale menace ruine[1] ; la façade[2] en est cachée par des masures, et Moletus y a sa maison au milieu de la cour[3]. En vain votre paresse me répondra qu’il faudrait trop d’argent pour remédier à tant d’abus ; de grâce, donnerez-vous cet argent aux Massagètes et aux Cimbres ? ne sera-t-il pas gagné par des Romains, par vos architectes, par vos sculpteurs, par vos peintres, par tous vos artistes ? Ces artistes récompensés rendront cet argent à l’État par les nouvelles dépenses qu’ils seront en état de faire ; les beaux-arts seront en honneur : ils feront à la fois votre gloire et votre richesse, car le

  1. Le Louvre. (K.)
  2. Ce texte est celui de 1752. Dans les éditions antérieures, on lit : « Menace ruine et est inhabité. En vain, etc. » Il y avait alors des maisons dans l’intérieur de la cour du Louvre, et d’autres étaient adossées à la façade extérieure de la colonnade. (B.)
  3. Lorsque M. de Voltaire revint à Paris, en 1778, il trouva les masures détruites et la maison de Moletus démolie. (K.) — Je n’ai pu découvrir qui Voltaire désigne sous le nom de Moletus. (B.)