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CONSEILS À M. RACINE.

fait est au moins très-douteux. Que prouverait-il quand il serait vrai ? Nulle erreur, nulle mauvaise preuve ne doit entrer dans un ouvrage consacré à la divine vérité. Je ne veux point blâmer le projet de mettre en vers les Pensées de Pascal ; mais, en rimant ces Pensées, il faut et les ennoblir, et être exact, et en inventer de nouvelles.

Je demande où l’on va, d’où l’on vient, qui nous sommes[1] ;
Et je les vois courir, peu touchés de nos maux,
À des amusements qu’ils nomment leurs travaux.
On détruit, on élève, on s’intrigue, on projette.

Le lecteur s’attend alors à une description de ces travaux, de ces destructions, de ces intrigues, et de ce torrent du monde qui entraîne tous les hommes loin d’eux-mêmes ; mais au lieu de cette idée grande et nécessaire, voici ce qu’on trouve[2] :

Sans cesse l’on écrit, et sans cesse on répète.
L’un, jaloux de ses vers, vains fruits d’un doux repos.
Croit que Dieu ne l’a fait que pour ranger des mots ;
L’autre, assis pour entendre et juger nos querelles,
Dicte un amas d’arrêts qui les rend éternelles.

S’arrêter à ces petites images, non-seulement c’est tomber, mais c’est s’écarter de son chemin en tombant : il peint deux occupations sédentaires, au lieu de faire passer sous mes yeux le rapide spectacle de la roue de la fortune qui emporte le genre humain ; il confond un amusement avec l’occupation la plus digne des hommes, qui est celle de rendre la justice ; de plus, il est faux qu’un arrêt du parlement, en jugeant un procès, l’éternise.

Cent fois j’ai souhaité (j’en fais l’aveu honteux)[3]
Pouvoir de mes malheurs me distraire comme eux,
Et, risquant sans remords mon âme infortunée,
Attendre du hasard ma triste destinée.

Premièrement, comment a-t-il souhaité pouvoir se distraire comme ceux qui font des vers, dans le temps même qu’il fait des vers ? Secondement, quelle alternative ou de faire des vers, ou de juger des procès ? Troisièmement, tous les juges risquent-ils, sans

  1. Chant II, 332-35.
  2. Chant II, 336-40.
  3. Chant II, 341-44.