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CONSEILS À M. RACINE.

de grammaire sont trop remarquables, et révoltent trop les oreilles les moins délicates.

Mais ce n’est qu’après avoir refondu l’ouvrage avec génie qu’il faudra revoir les détails avec scrupule. Je me flatte d’autant plus qu’il l’embellira que je vois des choses dans le second chant qui me paraissent devoir lui servir de modèle pour tout le reste.

Qu’il ne dise point, comme dans le quatrième chant, qu’il ne veut pas imiter Sannazar[1]. Ce poëte italien défigura son ouvrage, médiocre d’ailleurs, par des fictions indécentes et puériles ; et je propose à M. Racine de se rendre très supérieur à Sannazar, en embellissant son poëme par des images nobles et intéressantes.

Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto[2].

Moins les raisonneurs sont convaincants, plus on a besoin de séduire par les grâces du discours ; par exemple, voici, page 130, un argument proposé en vers didactiques :

Quand votre Dieu pour vous n’aurait qu’indifférence[3],
Pourrait-il, oubliant sa gloire qu’on offense,
Permettre à cette erreur, qu’il semble autoriser,
D’abuser de son nom pour nous tyranniser ?

On sent combien cet argument est faux : car Dieu permet que les hommes soient trompés par le mahométisme, dont les préceptes sont extrêmement sévères, puisqu’ils ordonnent la prière cinq fois par jour, la plus rigoureuse abstinence, l’aumône du dixième de son bien, sous peine de damnation. Jésus-Christ permet encore que les hommes soient trompés dans la plus belle partie de la terre, depuis près de trois mille ans, par l’admirable et austère morale de Confucius. Ainsi un argument si faux, présenté si sèchement, est capable de faire un grand tort au fond de l’ouvrage.

Il y en a malheureusement quelques-uns de ce genre ; je conseillerais donc, encore une fois, à l’estimable auteur d’argumenter moins et d’embellir davantage. Pourquoi dire qu’il y a plus de chrétiens que de musulmans sur la terre ? On sait que le

  1. C’est le texte de l’édition originale. Les autres éditions portent : qu’il veut, ce qui est une faute. Racine, IV, 19, dit :

    Je laisse à Sannazar son audace profane. (B.)

  2. Horace, Art poétique, 99.
  3. Chant V, vers 381-84.