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DOUTES SUR LA MESURE DES FORCES MOTRICES.

7o  Les philosophes qui ont dit que la permanence de la quantité des forces est une beauté nécessaire dans la nature ont-ils plus de raison que s’ils disaient que la même quantité d’espèces, d’individus, de figures, etc., est une beauté nécessaire ?

8o  S’il est incontestable que le choc d’un petit corps contre un plus grand produise une force beaucoup plus grande que celle que ce petit corps possédait, ne suit-il pas évidemment que les corps ne communiquent point de force proprement dite ? Car dans l’exemple ci-dessus, où 20 de masse avec 11 de vitesse ont produit 580 de force, le corps B, qui a 200 de masse, acquiert une force de 400, qui n’est que le résultat de la masse 200 par la vitesse 2. Or certainement il n’a pas reçu de lui sa masse, il n’a reçu que sa vitesse, laquelle n’est qu’un des composants, un des instruments de la force : donc les corps ne communiquent point la force.

9o  Mais la masse et le mouvement suffisent-ils pour opérer cette force ? ne faut-il pas évidemment l’inertie, sans laquelle la matière ne résisterait pas, et sans laquelle il n’y aurait nulle action ? L’inertie, le mouvement, et la masse, suffisent-ils ? ne faut-il pas un principe qui tienne tous les corps de la nature en mouvement, et leur communique ainsi incessamment une force agissante ou prête d’agir ? et ce principe n’est-il pas la gravitation, soit que la gravitation ait elle-même une cause physique, soit qu’elle n’en ait point ?

10o La gravitation, qui imprime le mouvement à tous les corps vers un centre, n’est-elle pas encore très-loin de suffire pour rendre raison de la force active des corps organisés ? Et ne leur faut-il pas un principe interne de mouvement, tel que celui de ressort ?

11o La force active causée par ce ressort, agissant suivant ces mêmes lois, et opérant les mêmes effets que toute force quelconque, ne doit-on pas en conclure que la nature, qui va souvent à différents buts par la même voie, va aussi au même but par différents chemins, et qu’ainsi la véritable physique consiste à tenir registre des opérations de la nature, avant de vouloir tout asservir à une loi générale[1] ?


À Bruxelles, ce 27 mars 1741.
Voltaire.

  1. Dans cet article sur la mesure des forces motrices, Voltaire prend parti pour la quantité de mouvement contre la force vive, comme expression des forces. C’était alors le moment d’une discussion mémorable entre les partisans des deux opinions. D’Alembert y mit fin, après trente ans, en faisant voir dans la préface de sa Dynamique que ce n’était qu’une question de mots. (D.)