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EXTRAIT DE LA NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE.

Qu’il nous soit permis de dire qu’à cet égard l’Anti-Machiavel l’emporte peut-être beaucoup sur le Télémaque même : l’un est principalement fait pour les jeunes gens ; l’autre, pour des hommes. Le roman aimable et moral de Télémaque est un tissu d’aventures incroyables ; et l’Anti-Machiavel est plein d’exemples réels, tirés de l’histoire. Le roman inspire une vertu presque idéale, des principes de gouvernement faits pour les temps fabuleux qu’on nomme héroïques. Il veut, par exemple, qu’on divise les citoyens en sept classes ; il donne à chaque classe un vêtement distinctif, il bannit entièrement le luxe, qui est pourtant l’âme d’un grand État et le principe du commerce ; l’Anti-Machiavel inspire une vertu d’usage : ses principes sont applicables à tous les gouvernements de l’Europe. Enfin le Télémaque est écrit dans cette prose poétique que personne ne doit imiter, et qui n’est convenable que dans cette suite de l’Odyssée[1], laquelle a l’air d’un poëme grec traduit en prose.

Ici on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle fait pour les choses sérieuses que l’on traite. On y rencontre à tout moment de ces tours naïfs qui partent d’un cœur pénétré : la vérité y est sans art et sans détour.

Voici un de ces morceaux naturels qui nous ont frappés[2] :

« Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois peuvent se ressouvenir de ce qu’ils ont été, et ne s’accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie ont toujours été nourris d’encens comme les dieux, et ils mourraient d’inanition s’ils manquaient de louanges. »

Nous avons été surpris de trouver, au commencement du chapitre XXV, des pensées sur la liberté et la nécessité, qui supposent une connaissance aussi profonde de la métaphysique que de la morale. Nous craignons de nous laisser emporter ici au plaisir que nous a fait cette lecture ; et qu’on ne pense pas que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en a imposé[3] : c’est sur quoi nous nous sommes examiné nous-mêmes avec scrupule. Nous sommes dans un pays libre, où on n’a rien à espérer ni à

  1. La première édition du Télémaque, arrêtée à la page 208, est intitulée Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, ou les Aventures du Télémaque, fils d’Ulysse. (B.)
  2. Chapitre xxiii.
  3. Dans l’édition in-8o de Kehl, on lit : « cette lecture ; et qu’on ne pense pas que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en ait imposé, etc. » Dans l’in-12 de Kehl, on lit : « Nous craignons de nous laisser emporter au plaisir que nous a fait cette lecture, et qu’on ne pense que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en ait imposé ; c’est, etc. » J’ai suivi le texte de 1740. (B.)