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PRÉFACE DE L’ANTI-MACHIAVEL.

même enjouée, qui est peut-être un des caractères essentiels d’une belle âme, surtout dans un âge comme celui de vingt à trente ans, et dans un de ces hommes nés pour le trône, que la séduction du trône ne porte souvent que trop à étouffer un enjouement qui, au gré de l’orgueil, marque trop d’humanité.

On pourrait appliquer à ce livre ce qu’a dit La Bruyère dans le chapitre Des Ouvrages de l’esprit. Voici ses paroles : « Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage : il est bon, et fait de main d’ouvrier, » La critique, après cela, peut s’exercer sur les petites choses, relever quelques expressions, corriger des phrases, parler de syntaxe, épiloguer sur certaines pensées incidentes, et décider que l’auteur pouvait dire encore telle ou telle chose, et que telle ou telle autre pouvait être dite en d’autres termes.

Il y a tel prince qui a écrit, mais moins en prince qu’en pédant : de façon qu’on y reconnaît moins un auteur qui est prince qu’un prince qui est auteur. Celui qui a fait l’Anti-Machiavel écrit véritablement en homme de qualité, et cela sans qu’on puisse lui reprocher de se donner certains petits airs de qualité, qui ne sont au fond qu’une nouvelle espèce de pédanterie plus choquante peut-être ou plus visible que celle de l’école ou du cloître. Je me souviens d’un endroit où il insinue quelque chose touchant son illustre naissance ; mais il le fait d’une manière qui n’a rien que de très-aimable. Lisez ce qu’il dit aux pages 128 et 129 : « Un homme élevé à l’empire par son courage n’a plus de parents : on songe à son pouvoir, et non à son extraction. Aurélien était fils d’un maréchal de village[1] ; Probus, d’un jardinier ; Dioclétien, d’un esclave ; Valentinien, d’un cordier : ils furent tous respectés. Le Sforce qui conquit Milan était un paysan ; Cromwell, qui assujettit l’Angleterre et fit trembler l’Europe, était un simple citoyen ; le grand Mahomet, fondateur de l’empire le plus florissant de l’univers, avait été un garçon marchand ; Samon, premier roi d’Esclavonie, était un marchand français ; le fameux Piast, dont le nom est si révéré en Pologne, fut élu roi ayant encore aux pieds ses sabots, et il a vécu respecté jusqu’à cent ans. Que de généraux d’armée, que de ministres et de chanceliers roturiers ! l’Europe en est pleine, et n’en est que plus heureuse, car ces places sont données au mérite. Je ne dis pas cela pour mé-

  1. Aurélien était fils d’un paysan. C’est Pupien qui était fils d'un forgeron ou d'un charron, à ce que dit Jules Capitolin.