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PRÉFACE DE L’ANTI-MACHIAVEL.

copie exacte, à laquelle j’espère que les libraires à qui j’en ai fait présent se conformeront. On sera sans doute étonné quand j’apprendrai aux lecteurs que celui qui écrit en français d’un style si noble, si énergique, et souvent si pur, est un jeune étranger qui n’était jamais venu en France. On trouvera même qu’il s’exprime mieux qu’Amelot de La Houssaie, que je fais imprimer à côté de la réfutation[1]. C’est une chose inouïe, je l’avoue ; mais c’est ainsi que celui dont je publie l’ouvrage a réussi dans toutes les choses auxquelles il s’est appliqué. Qu’il soit Anglais, Espagnol, ou Italien, il n’importe ; ce n’est pas de sa patrie, mais de son livre qu’il s’agit ici. Je le crois mieux fait et mieux écrit que celui de Machiavel ; et c’est un bonheur pour le genre humain qu’enfin la vertu ait été mieux ornée que le vice. Maître de ce précieux dépôt, j’ai laissé exprès quelques expressions qui ne sont pas françaises, mais qui méritent de l’être ; et j’ose dire que ce livre peut à la fois perfectionner notre langue et nos mœurs. Au reste, j’avertis que tous les chapitres ne sont pas autant de réfutations de Machiavel, parce que cet Italien ne prêche pas le crime dans tout son livre. Il y a quelques endroits de l’ouvrage que je présente qui sont plutôt des réflexions sur Machiavel que contre Machiavel ; voilà pourquoi j’ai donné au livre le titre d’Essai critique sur Machiavel.

L’illustre auteur ayant pleinement répondu à Machiavel, mon partage sera ici de répondre en peu de mots à la préface d’Amelot de La Houssaie. Ce traducteur a voulu se donner pour un politique ; mais je puis assurer que celui qui combat ici Machiavel est véritablement ce qu’Amelot veut paraître. Ce qu’on peut dire peut-être de plus favorable pour Amelot, c’est qu’il traduisit le Prince de Machiavel, et en soutint les maximes, plutôt dans l’intention de débiter son livre que dans celle de persuader. Il parle beaucoup de raison d’État dans son épître dédicatoire ; mais un homme qui, ayant été secrétaire d’ambassade, n’a pas eu le secret de se tirer de la misère, entend mal, à mon gré, la raison d’État. Il veut justifier son auteur par le témoignage de Juste-Lipse, qui avait, dit-il, autant de piété et de religion que de savoir et de politique. Sur quoi je remarquerai : 1° que Juste-Lipse et tous les savants déposeraient en vain en faveur d’une doctrine funeste au genre humain ; 2° que la piété et la religion, dont on se pare ici très-mal à propos, enseignent tout le contraire ; 3° que Juste-Lipse, né catholique, devenu luthérien, puis calviniste, et enfin redevenu catholique, ne passa jamais pour un homme religieux,

  1. La traduction du Prince par Amelot est de 1683.