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VIE DE MOLIÈRE.

plus du mauvais théâtre italien, où il les avait pris, que de son génie, qui n’avait pas eu encore l’occasion de se développer tout entier. Le génie s’étend et se resserre par tout ce qui nous environne. Il fit donc pour la province le Docteur amoureux, les Trois Docteurs rivaux, le Maître d’école : ouvrages dont il ne reste que le titre. Quelques curieux ont conservé deux pièces de Molière dans ce genre : l’une est le Médecin volant, et l’autre la Jalousie de Barbouille. Elles sont en prose et écrites en entier. Il y a quelques phrases et quelques incidents de la première qui nous sont conservés dans le Médecin malgré lui, et on trouve dans la Jalousie de Barbouille un canevas, quoique informe, du troisième acte de George Dandin.

La première pièce régulière en cinq actes qu’il composa fut l’Étourdi. Il représenta cette comédie à Lyon en 1653. Il y avait dans cette ville une troupe de comédiens de campagne, qui fut abandonnée dès que celle de Molière parut.

Quelques acteurs de cette ancienne troupe se joignirent à Molière, et il partit de Lyon pour les états de Languedoc avec une troupe assez complète, composée principalement de deux frères nommés Gros-René[1], de Duparc, d’un pâtissier[2] de la rue Saint-Honoré, de la Duparc, de la Béjart, et de la Debrie.

Le prince de Conti, qui tenait les états de Languedoc à Béziers, se souvint de Molière, qu’il avait vu au collége ; il lui donna une protection distinguée. Molière joua devant lui l’Étourdi, le Dépit amoureux, et les Précieuses ridicules[3].

Cette petite pièce des Précieuses, faite en province, prouve assez que son auteur n’avait eu en vue que les ridicules des provinciales ; mais il se trouva depuis que l’ouvrage pouvait corriger et la cour et la ville.

Molière avait alors trente-quatre ans : c’est l’âge où Corneille fit le Cid. Il est bien difficile de réussir avant cet âge dans le genre dramatique, qui exige la connaissance du monde et du cœur humain.

On prétend que le prince de Conti voulut alors faire Molière son secrétaire, et qu’heureusement pour la gloire du théâtre français, Molière eut le courage de préférer son talent à un poste

  1. Sur ce passage, Beffara, dans sa Dissertation, remarque : 1o que Voltaire aurait dû dire : « De deux frères nommés Béjart, de Gros-René, etc. ; » 2o qu’il ne parle pas de Debrie, qui, ainsi que sa femme, faisait pourtant partie de la troupe.
  2. Decroix proposait de lire : « De Duparc, fils d’un pâtissier, etc. »
  3. Non pas les Précieuses, qui furent probablement faites à Paris en 1659.