Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
REMARQUES SUR LES PENSÉES

 LVIII. Le peuple a des opinions très-saines : par exemple, d’avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie, etc.

Il semble que l’on ait proposé au peuple de jouer à la boule, ou de faire des vers. Non ; mais ceux qui ont des organes grossiers cherchent des plaisirs où l’âme n’entre pour rien ; et ceux qui ont un sentiment plus délicat veulent des plaisirs plus fins : il faut que tout le monde vive.

 LIX. Quand l’univers écraserait l’homme, il serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Que veut dire ce mot noble ? Il est bien vrai que ma pensée est autre chose, par exemple, que le globe du soleil ; mais est-il bien prouvé qu’un animal, parce qu’il a quelques pensées, est plus noble que le soleil, qui anime tout ce que nous connaissons de la nature ? Est-ce à l’homme à en décider ? il est juge et partie. On dit qu’un ouvrage est supérieur à un autre quand il a coûté plus de peine à l’ouvrier, et qu’il est d’un usage plus utile ; mais en a-t-il moins coûté au Créateur de faire le soleil que de pétrir un petit animal haut d’environ cinq pieds, qui raisonne bien ou mal ? Qui des deux est le plus utile au monde, ou de cet animal ou de l’astre qui éclaire tant de globes ? Et en quoi quelques idées reçues dans un cerveau sont-elles préférables à l’univers matériel ?

 LX. Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme ; si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation et sans divertissement[1], et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas.

Comment peut-on assembler tous les biens et toutes les satisfactions autour d’un homme, et le laisser en même temps sans occupation et sans divertissement ? N’est-ce pas là une contradiction bien sensible ?

 LXI. Qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir, et l’on verra qu’un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les ressent comme les autres[2].
  1. Pascal a écrit : Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’imagine un roi accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, etc.
  2. Le dernier membre de phrase n’est pas dans le texte manuscrit.