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REMARQUES SUR LES PENSÉES

l’abattre, et que sa nation est toujours la bien-aimée du Dieu qui la châtie. Qu’un prédicateur monte en chaire, et dise aux Français : « Vous êtes des misérables qui n’avez ni cœur ni conduite ; vous avez été battus à Hochstedt et à Ramillies, parce que vous n’avez pas su vous défendre ; » il se fera lapider. Mais s’il dit : « Vous êtes des catholiques chéris de Dieu ; vos péchés infâmes avaient irrité l’Éternel, qui nous livra aux hérétiques à Hochstedt et à Ramillies ; mais quand vous êtes revenus au Seigneur, alors il a béni votre courage à Denain » : ces paroles le feront aimer de l’auditoire.


X. S’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures.


Il faut aimer, et très-tendrement, les créatures ; il faut aimer sa patrie, sa femme, son père, ses enfants ; il faut si bien les aimer que Dieu nous les fait aimer malgré nous.

Les principes contraires sont propres à faire des raisonneurs inhumains ; et cela est si vrai que Pascal, abusant de ce principe, traitait sa sœur avec dureté et rebutait ses services, de peur de paraître aimer une créature : c’est ce qui est écrit dans sa vie[1]. S’il fallait en user ainsi, quelle serait la société humaine !


XI. Nous naissons injustes, car chacun tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.


Cela est selon tout ordre. Il est aussi impossible qu’une société puisse se former et subsister sans amour-propre qu’il serait impossible de faire des enfants sans concupiscence, de songer à se nourrir sans appétit. C’est l’amour de nous-mêmes qui assiste l’amour des autres ; c’est par nos besoins mutuels que nous sommes utiles au genre humain : c’est le fondement de tout commerce ; c’est l’éternel lien des hommes. Sans lui il n’y aurait pas eu un art inventé, ni une société de dix personnes formée. C’est cet amour-propre que chaque animal a reçu de la nature, qui nous avertit de respecter celui des autres. La loi dirige cet amour-propre, et la religion le perfectionne. Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des créatures uniquement attentives au bien d’autrui. Dans ce cas les marchands auraient été aux Indes par charité, le maçon eût scié de la pierre pour faire plaisir à son

  1. Cette même sœur de Pascal en est l’auteur. (K.)