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DE M. PASCAL.

cœur, que vous ayez raison ; mais jusqu’à ce que vous me l’ayez prouvé, je ne puis vous croire. Commencez, pourrait-on dire à M. Pascal, par convaincre ma raison. J’ai intérêt, sans doute, qu’il y ait un Dieu ; mais si dans votre système Dieu n’est venu que pour si peu de personnes ; si le petit nombre des élus est si effrayant ; si je ne puis rien du tout par moi-même, dites-moi, je vous prie, quel intérêt j’ai à vous croire ? N’ai-je pas un intérêt visible à être persuadé du contraire ? De quel front osez-vous me montrer un bonheur infini, auquel d’un million d’hommes un seul à peine a droit d’aspirer ? Si vous voulez me convaincre, prenez-vous-y d’une autre façon, et n’allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, de pari, de croix et de pile, et tantôt m’effrayer par les épines que vous semez sur le chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement ne servirait qu’à faire des athées, si la voix de toute la nature ne nous criait qu’il y a un Dieu, avec autant de force que ces subtilités ont de faiblesse.


VI. En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature[1], et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, j’entre en effroi, comme un homme[2] qu’on aurait emporté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d’en sortir ; et sur cela j’admire comment on n’entre pas en désespoir d’un si misérable état.


En lisant cette réflexion je reçois une lettre d’un de mes amis[3], qui demeure dans un pays fort éloigné.

Voici ses paroles :

« Je suis ici comme vous m’y avez laissé ; ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche, ni plus pauvre ; jouissant d’une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable ; sans amour, sans avarice, sans ambition, et sans envie ; et tant que tout cela durera, je m’appellerai hardiment un homme très-heureux. »

Il y a beaucoup d’hommes aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des animaux : tel chien couche et mange avec sa

  1. Ce membre de phrase a été intercalé.
  2. Pascal avait d’abord écrit :comme un enfant.
  3. Il a depuis été ambassadeur, et est devenu un homme très-considérable. Sa lettre est de 1728 ; elle existe en original. (Note de Voltaire.) — Cette note de Voltaire est de 1739. L’ami dont il parle, et qui fut ambassadeur, est Falkener, à qui il dédia Zaïre. Voyez la note de la page 27.