Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II.

est en tout lieu, donc tout lieu existe ; l’Être éternel dure de toute éternité : donc une éternelle durée est réelle.

Il était échappé à Newton de dire à la fin de ses questions d’Optique : Ces phénomènes de la nature ne font-ils pas voir qu’il y a un être incorporel vivant, intelligent, présent partout, qui dans l’espace infini, comme dans son sensorium, voit, discerne, et comprend tout de la manière la plus intime et la plus parfaite ?

Le célèbre philosophe Leibnitz, qui avait auparavant reconnu avec Newton la réalité de l’espace pur et de la durée, mais qui depuis longtemps n’était plus d’aucun avis de Newton, et qui s’était mis en Allemagne à la tête d’une école opposée, attaqua ces expressions du philosophe anglais dans une lettre qu’il écrivit, en 1715, à la feue reine d’Angleterre, épouse de George second ; cette princesse, digne d’être en commerce avec Leibnitz et Newton, engagea une dispute réglée par lettres entre les deux parties. Mais Newton, ennemi de toute dispute, et avare de son temps, laissa le docteur Clarke, son disciple en physique, et pour le moins son égal en métaphysique, entrer pour lui dans la lice. La dispute roula sur presque toutes les idées métaphysiques de Newton : et c’est peut-être le plus beau monument que nous ayons des combats littéraires.

Clarke commença par justifier la comparaison prise du sensorium[1], dont Newton s’était servi ; il établit que nul être ne peut agir, connaître, voir où il n’est pas : or Dieu, agissant, voyant partout, agit et voit dans tous les points de l’espace, qui en ce sens seul peut être considéré comme son sensorium, attendu l’impossibilité où l’on est en toute langue de s’exprimer quand on ose parler de Dieu.

Leibnitz soutient que l’espace n’est rien, sinon la relation que nous concevons entre les êtres coexistants, rien, sinon l’ordre des corps, leur arrangement, leurs distances, etc. Clarke, après Newton, soutient que si l’espace n’est pas réel, il s’ensuit une absurdité : car si Dieu avait mis la terre, la lune et le soleil, à la place où sont les étoiles fixes, pourvu que la terre, la lune et le soleil, fussent entre eux dans le même ordre où ils sont, il suivrait de là que la terre, la lune et le soleil, seraient dans le même lieu où ils sont aujourd’hui, ce qui est une contradiction dans les termes.

Il faut, selon Newton, penser de la durée comme de l’espace,

  1. En 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie (voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Espace, tome XIX, page 2), Voltaire dit : « J’ai cru entendre ce grand mot autrefois, car j’étais jeune ; à présent je ne l’entends pas plus que ses explications de l’Apocalypse. »