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À M***.

rait déjà sur moi, et je m’étonnais de ne pouvoir rire. Un fameux médecin de la cour, à qui je confiai ma surprise, me dit que j’avais tort de m’étonner, que je verrais bien autre chose aux mois de novembre et de mars ; qu’alors on se pendait par douzaine ; que presque tout le monde était réellement malade dans ces deux saisons, et qu’une mélancolie noire se répandait sur toute la nation : « Car c’est alors, dit-il, que le vent d’est souffle le plus constamment. Ce vent est la perte de notre île. Les animaux même en souffrent, et ont tous l’air abattu. Les hommes qui sont assez robustes pour conserver leur santé dans ce maudit vent perdent au moins leur bonne humeur. Chacun alors a le visage sévère, et l’esprit disposé aux résolutions désespérées. C’était, à la lettre, par un vent d’est qu’on coupa la tête à Charles Ier[1] et qu’on détrôna Jacques II[2]. Si vous avez quelque grâce à demander à la cour, m’ajouta-t-il à l’oreille, ne vous y prenez jamais que lorsque le vent sera à l’ouest ou au sud. »

Outre ces contrariétés que les éléments forment dans les esprits des Anglais, ils ont celles qui naissent de l’animosité des partis ; et c’est ce qui désoriente le plus un étranger.

J’ai entendu dire ici, mot pour mot, que milord Marlborough était le plus grand poltron du monde, et que M.  Pope était un sot.

J’étais venu plein de l’idée qu’un whig était un fin républicain, ennemi de la royauté, et un tory, un partisan de l’obéissance passive ; mais j’ai trouvé que, dans le parlement, presque tous les whigs étaient pour la cour, et les torys contre elle.

Un jour, en me promenant sur la Tamise, l’un de mes rameurs, voyant que j’étais Français, se mit à m’exalter, d’un air fier, la liberté de son pays, et me dit, en jurant Dieu, qu’il aimait mieux être batelier sur la Tamise qu’archevêque en France. Le lendemain, je vis mon même homme dans une prison auprès de laquelle je passais ; il avait les fers aux pieds, et tendait la main aux passants à travers la grille. Je lui demandai s’il faisait toujours aussi peu de cas d’un archevêque en France ; il me reconnut. « Ah ! monsieur, l’abominable gouvernement que celui-ci ! On m’a enlevé par force pour aller servir sur un vaisseau du roi en Norvége ; on m’arrache à ma femme et à mes enfants, et on me jette dans une prison, les fers aux pieds, jusqu’au jour de l’embarquement, de peur que je ne m’enfuie. »

  1. Le 30 janvier 1649 ; voyez tome XIII, page 74.
  2. En 1688 ; voyez, tome XIV, le chapitre XV du Siècle de Louis XIV.