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OBSERVATIONS SUR LE COMMERCE,

Depuis la dernière refonte des espèces, on trouve qu’il a passé à la monnaie plus de douze cents millions en or et en argent. On voit, par la ferme du marc, qu’il y a en France pour environ autant de ces métaux orfévris. Il est vrai que ces immenses richesses n’empêchent pas que le peuple ne soit près quelquefois de mourir de faim dans les années stériles ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit : la question est de savoir comment, la nation étant incomparablement plus riche que dans les siècles précédents, le roi le serait beaucoup moins.

Comparons d’abord les richesses de Louis XV à celles de François Ier. Les revenus de l’État étaient alors de seize millions numéraires de livres, et la livre numéraire de ce temps-là était à celle de ce temps-ci comme un est à quatre et demi. Donc seize millions en valaient soixante et douze des nôtres ; donc avec soixante et douze de nos millions seulement on serait aussi riche qu’alors. Mais les revenus de l’État sont supposés de deux cents millions[1] : donc de ce chef Louis XV est plus riche de cent vingt-huit de nos millions que François Ier ; donc le roi est environ trois fois aussi riche que François Ier ; donc il tire de ses peuples trois

    peuples sont très-ignorants, et que l’intérêt les aveugle ; c’est que ce mot d’impôt les effarouche. On avait fait la guerre de la Fronde pour je ne sais quel édit du tarif qui ne devait pas être regardé comme un objet. Ce préjugé subsista dans sa force sous Louis XIV, malgré l’obéissance la plus profonde. Un paysan ou un bourgeois, quand il paye une taxe, s’imagine qu’on le vole, comme si cet argent était destiné à enrichir nos ennemis. On ne songe pas que payer des taxes au roi, c’est les payer à soi-même ; c’est contribuer à la défense du royaume, à la police des villes, à la sûreté des maisons et des chemins ; c’est mettre en effet une partie de son bien à entretenir l’autre. Il est honteux que les Parisiens ne se taxent pas eux-mêmes pour embellir leur ville, pour avoir de l’eau dans les maisons, des théâtres publics dignes de ce qu’on y représente ; des places, des fontaines. L’amour du bien public est une chimère chez nous. Nous ne sommes pas des citoyens, nous ne sommes que des bourgeois.

    « Le grand point est que les taxes soient proportionnellement réparties. On peut aisément reconnaître la justesse de la proportion quand la culture des terres, le commerce et l’industrie, sont encouragés. S’ils languissent, c’est la faute du gouvernement ; s’ils prospèrent, c’est à lui qu’on en est redevable. « Au reste, que Louis XIV soit mort avec deux milliards de dettes ; qu’il y ait eu depuis un système, un visa ; que quelques familles aient été ruinées ; qu’il y ait eu des banqueroutes ; qu’on ait mis de trop forts impôts ; j’appelle tout cela les malheurs d’un peuple heureux : c’était du temps de la Fronde, du temps des Guises, du temps des Anglais, que les peuples étaient malheureux en effet ; mais cela mènerait trop loin, et un écrit trop long est un impôt très-rude qu’on met sur la patience du lecteur. »

    Le texte actuel est de 1745.

  1. C’est la supposition que fait M. Dutot. Mais en 1750 les revenus du roi montaient à près de trois cents millions, à quarante-neuf livres dix sous le marc. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1756. (B.)