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LE LUXE, LES MONNAIES, ET LES IMPÔTS.

mais je ne lui passe point qu’il vaille mieux égorger cent mille hommes que de faire payer quelques impôts au reste de la nation. Ce n’est pas tout ; il y a ici un étrange et funeste mécompte. Louis XIV a eu, en comptant tout le corps de la marine, quatre cent quarante mille hommes à sa solde pendant la guerre de 1701. Jamais l’empire romain n’en a eu tant. On a observé que le cinquième d’une armée périt au bout d’une campagne, soit par les maladies, soit par les accidents, soit par le fer et le feu. Voilà quatre-vingt-huit mille hommes robustes que la guerre détruisait chaque année : donc, au bout de dix ans, l’État perdit huit cent quatre-vingt mille hommes, et avec eux les enfants qu’ils auraient produits. Maintenant, si la France contient environ dix-huit millions d’âmes, ôtez-en près d’une moitié pour les femmes, retranchez les vieillards, les enfants, le clergé, les religieux, les magistrats et les laboureurs, que reste-t-il pour défendre la nation ? Sur dix-huit millions à peine trouverez-vous dix-huit cent mille hommes, et la guerre en dix ans en détruit près de neuf cent mille ; elle fait périr dans une nation la moitié de ceux qui peuvent combattre pour elle ; et vous dites qu’un impôt est plus funeste que leur mort !

Après avoir relevé ces inadvertances, que l’auteur eût relevées lui-même, souffrez que je me livre au plaisir d’estimer tout ce qu’il dit sur la liberté du commerce, sur les denrées, sur le change, et principalement sur le luxe. Cette sage apologie du luxe est d’autant plus estimable dans cet auteur, et a d’autant plus de poids dans sa bouche, qu’il vivait en philosophe.

Qu’est-ce en effet que le luxe ? c’est un mot sans idée précise, à peu près comme lorsque nous disons les climats d’orient et d’occident : il n’y a en effet ni orient ni occident ; il n’y a pas de point où la terre se lève et se couche ; ou, si vous voulez, chaque point est orient et occident. Il en est de même du luxe : ou il n’y en a point, ou il est partout. Transportons-nous au temps où nos pères ne portaient point de chemises. Si quelqu’un leur eût dit : Il faut que vous portiez sur la peau des étoffes plus fines et plus légères que le plus fin drap, blanches comme de la neige, et que vous en changiez tous les jours ; il faut même, quand elles seront un peu salies, qu’une composition faite avec art leur rende leur première blancheur, tout le monde se serait écrié : Ah ! quel luxe ! quelle mollesse ! une telle magnificence est à peine faite pour les rois ! vous voulez corrompre nos mœurs et perdre l’État. Entend-on par le luxe la dépense d’un homme opulent ? Mais faudrait-il donc qu’il vécût comme un pauvre, lui dont