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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

plus cruels ennemis, qui s’était déclaré contre lui avec plus de hauteur et avec ces traits outrageants qui offensent presque autant que l’insulte qu’il avait reçue de M. de La Faye.


V. — ACCUSATION DE ROUSSEAU CONTRE SAURIN ;
BANNISSEMENT DE CE POËTE PAR ARRÊT DU PARLEMENT.

Cet ennemi était Saurin, homme d’un caractère le plus dur que j’aie jamais connu. Il pensait assez mal des hommes, et le leur disait en face très-souvent avec beaucoup d’énergie. Il avait empêché Rousseau de revenir au café. Il affectait d’ailleurs une philosophie rigide, beaucoup d’aversion pour le caractère de Rousseau, et une estime très-médiocre pour ses talents.

Rousseau crut que le caractère de Saurin, qui avait peu d’amis, pourrait l’aider à le perdre. De plus, Saurin avait été autrefois ministre à Lausanne dans sa jeunesse ; il y avait fait des fautes publiques. Réfugié en France, il s’était fait catholique ; il ne passait que pour philosophe. Rousseau espérait, avec assez de fondement, que s’il pouvait parvenir à le faire arrêter on découvrirait sûrement dans ses papiers de quoi l’accabler. Ce qu’il y a de certain, c’est que Rousseau avait totalement perdu la tête ; et sa conduite fait voir qu’une imprudence attire toujours une nouvelle folie, et un crime un autre crime.

Il fit suborner un malheureux garçon savetier, nommé Arnould, pour déposer que Saurin lui avait donné secrètement les couplets à porter chez les intéressés. Quand il eut suborné ce misérable, il alla se jeter aux pieds de Mme Voisin, femme du ministre de la guerre, depuis chancelier. Cette dame fit écrire au lieutenant criminel Le Comte, pour appuyer Rousseau. Il y eut un décret de prise de corps contre Saurin, le 24 septembre 1710. Le même jour il est arrêté chez lui au milieu de sept enfants, conduit au Châtelet, interrogé sur-le-champ ; nul intervalle entre l’interrogatoire, le récolement et la confrontation : tout se faisait avec une rapidité et une partialité marquées, capables de faire trembler l’homme le plus ferme. Cette procédure violente du lieutenant criminel fut sévèrement condamnée, même avant la conclusion du procès, par M. le chancelier de Pontchartrain ; et le lieutenant criminel en eut une remontrance si dure qu’il en versa des larmes.

Quoique Saurin fût sans aucune protection, il eut pour amis dans cette affaire tous les ennemis de Rousseau, et ce fut presque tout le public. M. de Fontenelle alla dans la prison offrir sa bourse