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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

bizarre, été un an novice à la Trappe, revint à Paris. Son génie pour les vers commençait à se développer. Il débuta par le ballet de l’Europe galante, en 1697, et il le lut à MM. Boindin, Saurin et La Faye le cadet, qui étaient de bons juges. Ils dirent publiquement que Rousseau ferait fort bien de renoncer à l’opéra, et qu’il s’élevait un homme qui valait bien mieux que lui en ce genre. Rousseau commença dès lors par haïr Lamotte ; ils firent tous deux ensuite des odes, et la haine devint plus grande. Lamotte était d’un commerce infiniment doux. Je n’ai guère connu d’homme plus poli et plus attentif dans la société. Il avait toujours quelque chose d’agréable à dire. Il avait tout l’art qu’il faut pour se faire des amis et de la réputation. Ses talents s’étendaient à tout ; mais ils n’étaient guère élevés au-dessus du médiocre, si vous en exceptez quelques odes. Il est devenu totalement aveugle sur la fin de sa vie ; mais il était encore fort aimable. Tout le monde préférait son commerce à celui de Rousseau, En effet, il n’y avait nulle comparaison à faire entre eux, soit pour le cœur, ou pour l’esprit : car, quoique Rousseau entendît mieux les vers marotiques, sût mieux tourner une épigramme, et répandît dans ses odes plus de feu et d’harmonie, il était néanmoins bien loin d’avoir cet esprit juste et philosophique qui caractérisait Lamotte. Rousseau était beaucoup meilleur versificateur, et Lamotte avait plus d’esprit : car l’esprit et le talent sont deux choses fort différentes.

Cependant, en 1700, on nous donna l’opéra d’Hésione : les paroles étaient de Danchet, et la musique de Campra, déjà connu par l’Europe galante ; cette musique eut un prodigieux succès. Il y avait même dans les paroles quelques morceaux de Danchet très-bien faits, quoique en général la pièce soit mal écrite. Rousseau fit alors un couplet contre Danchet, Campra[1], Pécour[2] le danseur, et plusieurs autres. Ce couplet était sur un air d’Hésione : canevas malheureux des couplets qui ont été si funestes. Celui dont je parle finissait ainsi :

Que le bourreau, par son valet,
Fasse un jour serrer le sifflet
De Berrin et de sa séquelle ;

  1. Campra (André), successivement maître de musique de diverses églises ou chapelles, né à Aix le 4 décembre 1660, est mort à Paris le 20 juillet 1744. On a de lui des opéras, des motets et des cantates.
  2. Pécour, mort le 11 avril 1729, à soixante-dix-huit ans, était danseur et maître de ballets à l’Opéra.