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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.


Cette action fit plus de tort à Rousseau que toutes les comédies du monde n’eussent pu lui faire d’honneur. M. Boindin, procureur général des trésoriers de France, jeune encore et présent à cette scène, lui dit hautement que « cette action était détestable, et qu’il n’entendait pas même les intérêts de sa vanité ; qu’il y aurait eu de la gloire à reconnaître son père, et qu’il ne devait rougir que de l’avoir méconnu ». Ce fut là l’origine de l’inimitié que Rousseau conserva toute sa vie contre M. Boindin, qu’il désigna bientôt par des vers cruels dans son Épître à Marot.

Rousseau alors changea de nom ; il prit celui de Verniettes. C’était le nom d’un jeune homme avec qui il avait été clerc. Il se fit produire sous ce nom chez M. le prince d’Armagnac, grand écuyer de France ; mais, malheureusement pour lui, le prince d’Armagnac avait le père de Rousseau pour cordonnier. Celui-ci vint un jour pour chausser le prince, dans le temps que le fils était assis auprès de lui. Le père, indigné et attendri, se mit à pleurer, et se plaignit au prince, qui fit à Rousseau la réprimande la plus humiliante ; ce qu’il y a de cruel, c’est qu’elle fut inutile : le père mourut de chagrin bientôt après, et le fils ne porta pas le deuil[1].

Un jeune page qui était dans la chambre du prince lorsque Rousseau, sous le nom de Verniettes, fut reconnu par son père, cita sur-le-champ l’anagramme de Verniettes, mot dans lequel quelques ennemis de Rousseau avaient trouvé Tu te renies. Je me souviens d’une fin d’épigramme que fit M. Boindin en ce temps-là ; elle finissait ainsi :

Le dieu, dans sa juste colère,
Ordonna qu’au bas du coupeau
On fit écorcher le faux frère,
Et que l’on envoyât sa peau
Pour servir de cuir à son père.

Après la comédie du Flatteur, Rousseau eut accès chez M. de Francine, maître d’hôtel du roi, gendre du célèbre Lulli, et alors directeur de l’Opéra. M. de Francine engagea Rousseau à composer l’opéra de Jason[2]. Cette tragédie, mise en musique par Colasse, n’eut aucun succès. Cependant M. de Francine donna cent pistoles à Rousseau pour l’encourager. Ce poète composa

  1. Le père de J.-B. Rousseau mourut le 17 mars 1706. Voyez le Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, de A. Jal, article J.-B. Rousseau.
  2. Jason, ou la Toison d’or, en cinq actes, joué le 17 janvier 1696.