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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.


ni des lettres, ni du théâtre, et qui semblait même n’annoncer aucun génie ; un jeune officier fit cet impromptu en ma présence[1] à cette comédie :

Le café toujours nous réveille ;
Cher Rousseau, par quel triste effort
Fais-tu qu’ici chacun sommeille ?
Le Café chez toi seul endort.

Cette comédie valut à l’auteur quelque argent, mais nulle réputation. Il avait une écriture assez bonne, qui lui fut alors plus utile que l’esprit : elle lui procura une place de copiste dans la secrétairerie de M. de Tallard, ambassadeur en Angleterre, et depuis maréchal de France.

Son génie pour les vers et pour la satire commençait déjà à se développer ; il eut l’impudence de faire une épigramme contre M. de Tallard, qui se contenta de le chasser de sa maison.

II. — SES PREMIERS MAÎTRES ET SES PREMIÈRES SATIRES.

Revenu en France assez pauvre, il fut domestique chez un évêque de Viviers. Ce fut là qu’il composa la Moïsade[2] ; et l’évêque ayant vu cet ouvrage écrit de la main de Rousseau, le chassa très-ignominieusement. Obligé de chercher un maître, il entra dans la secrétairerie de l’ambassade de Suède, et n’y resta que très-peu de temps : son goût et ses talents le voulaient à Paris. Chargé à son retour d’une lettre pour le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, il lui récita quelques-uns de ses vers, M. de Breteuil avait beaucoup de goût et de culture d’esprit. Il retint Rousseau chez lui en qualité de secrétaire et d’homme de lettres ; il eut pour lui beaucoup de bontés.

Dans les maisons un peu grandes, il y a souvent des querelles et castilles entre les principaux domestiques. Rousseau, qui avait cet amour-propre dangereux qu’inspire la supériorité du génie, quand la raison ne le retient point, fut assez maltraité dans un voyage qu’il faisait avec eux à Preuilly, terre du baron en Touraine. Rousseau fit retomber sur le maître le désagrément qu’il

  1. Ces mots en ma présence sont mis pour donner le change sur l’auteur de la Vie de J.-B. Rousseau : car l’année de la représentation du Café est celle de la naissance de Voltaire. (B.)
  2. Voltaire et Rousseau s’accusaient réciproquement d’avoir fait la Moïsade, qui est de Lourdet ; voyez Jugements sur quelques ouvrages nouveaux, I, 273.