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LETTRE À M. D***.

On dit une chose être sans prix quand elle est de nature à être vendue ; mais M. l’abbé du Jarry sait-il bien qu’on ne peut vendre les choses saintes ? C’est apparemment du reliquaire qu’il veut parler : en effet ce reliquaire est d’or et enrichi de pierreries sans prix ; mais ce n’est point le reliquaire qui est vénérable aux mortels, c’est la relique. Encore deux mots sur cet autre vers :


C’est ce cœur infini plus vaste que le monde.


On dit bien un grand cœur, mais on ne dit guère en vers un cœur infini ; et s’il est infini ce cœur, il n’est pas étonnant qu’il soit plus vaste que le monde. M. l’abbé du Jarry me dira peut-être que le monde est infini de son côté : en ce cas, d’infini à infini il n’y a point de comparaison à faire ; mais je ne crains pas qu’il me fasse cette objection ; on voit bien par les pôles brûlants que ce grand poëte n’est pas grand physicien.

La prière pour le roi est aussi belle que son poëme. Il y prie Dieu de faire mourir monsieur le dauphin :


 Joins aux ans de l’aïeul ceux de l’auguste enfant.


Il faut, monsieur, que ce soit la conduite de ce poëme qui ait emporté la voix des juges. Voici, monsieur, ce que c’est que l’ordre de l’ouvrage.

Après avoir dit que le jour paraît, et que la mort ravit un roi plein du beau projet de nous donner un beau spectacle, il fait une apostrophe à la religion, une apostrophe à Louis XIII ; il tire le temple du chaos, puis il fait une apostrophe aux monuments, une apostrophe aux drapeaux, une apostrophe à la Vierge, une apostrophe aux îles lointaines, une apostrophe aux pôles brûlants, une comparaison du chœur de Notre-Dame avec la couronne d’épine, une apostrophe à Dieu ; et voilà tout le poëme.

J’ai cru d’abord que l’Académie avait donné le prix au poëme de M. l’abbé du Jarry non comme au meilleur ouvrage qu’on lui ait présenté, mais comme au moins ridicule. Je disais : Il est bien ignominieux pour la France que nous ayons plusieurs poëtes plus mauvais que M. l’abbé du Jarry. Hier, je vis les pièces qui seront imprimées dans le recueil de l’Académie. Il n’y en a pas une seule qui ne soit incomparablement au-dessus du poëme couronné. Vous trouverez, dans le paquet que je vous envoie, une ode[1] qui

  1. C’est l’ode de Voltaire lui-même.