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CONSEILS À UN JOURNALISTE.

qui ne prend sa source que dans l’envie, ne cherchez point à proscrire les scènes attendrissantes qui se trouvent dans ces ouvrages : car, lorsqu’une comédie, outre le mérite qui lui est propre, a encore celui d’intéresser, il faut être de bien mauvaise humeur pour se fâcher qu’on donne au public un plaisir de plus.

J’ose dire que si les pièces excellentes de Molière étaient un peu plus intéressantes, on verrait plus de monde à leurs représentations ; le Misanthrope serait aussi suivi qu’il est estimé. Il ne faut pas que la comédie dégénère en tragédie bourgeoise : l’art d’étendre ses limites, sans les confondre avec celles de la tragédie, est un grand art qu’il serait beau d’encourager et honteux de vouloir détruire. C’en est un que de savoir bien rendre compte d’une pièce de théâtre. J’ai toujours reconnu l’esprit des jeunes gens au détail qu’ils faisaient d’une pièce nouvelle qu’ils venaient d’entendre ; et j’ai remarqué que tous ceux qui s’en acquittaient le mieux ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de réputation dans leurs emplois : tant il est vrai qu’au fond l’esprit des affaires et le véritable esprit des belles-lettres est le même !

Exposer en termes clairs et élégants un sujet qui quelquefois est embrouillé, et, sans s’attacher à la division des actes, éclaircir l’intrigue et le dénoûment, les raconter comme une histoire intéressante, peindre d’un trait les caractères, dire ensuite ce qui a paru plus ou moins vraisemblable, bien ou mal préparé, retenir les vers les plus heureux, bien saisir le mérite ou le vice général du style : c’est ce que j’ai vu faire quelquefois, mais ce qui est fort rare chez les gens de lettres même qui s’en font une étude, car il est plus facile à certains esprits de suivre leurs propres idées que de rendre compte de celles des autres.


DE LA TRAGÉDIE.

Je dirai à peu près de la tragédie ce que j’ai dit de la comédie. Vous savez quel honneur ce bel art a fait à la France, art d’autant plus difficile et d’autant plus au-dessus de la comédie qu’il faut être vraiment poète pour faire une belle tragédie, au lieu que la comédie demande seulement quelque talent pour les vers.

Vous, monsieur, qui entendez si bien Sophocle et Euripide, ne cherchez point une vaine récompense du travail qu’il vous en a coûté pour les entendre, dans le malheureux plaisir de les préférer, contre votre sentiment, à nos grands auteurs français. Souvenez-vous que, quand je vous ai défié de me montrer, dans les tragiques de l’antiquité, des morceaux comparables à certains