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UTILE EXAMEN SUR LE SIEUR ROUSSEAU.

Les assiégeants surpris sont partout renversés,
Cent fois victorieux, et cent fois terrassés ;
Pareils à l’Océan poussé par les orages,
Qui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages[1].


On voit que l’imagination est là dans les choses mêmes, et non dans une expression recherchée.

Qu’on jette les yeux sur les images les plus communes ; par exemple, quand l’auteur dit que Paris n’était pas si grand alors qu’aujourd’hui :

Paris n’était point tel, en ces temps orageux.
Qu’il paraît en nos jours aux Français trop heureux.
Cent forts, qu’avaient bâtis la fureur et la crainte,
Dans un moins vaste espace enfermaient son enceinte.
Ces faubourgs, aujourd’hui si pompeux et si grands,
Que la main de la Paix tient ouverts en tout temps,
D’une immense cité superbes avenues,
Où nos palais dorés se perdent dans les nues,
Étaient de longs hameaux d’un rempart entourés, etc.[2].

Toute cette image est ennoblie sans le secours d’aucun mot inusité ; et c’est là une preuve bien convaincante que la langue française suffit à tout.

Quand le même auteur veut exprimer que Gabrielle d’Estrées était jeune, et qu’elle n’avait point eu d’amant, il dit :

Elle entrait dans cet âge, hélas ! trop redoutable.
Qui rend des passions le joug inévitable.
Son cœur né pour aimer, mais fier et généreux,
D’aucun amant encor n’avait reçu les vœux :
Semblable en son printemps à la rose nouvelle,
Qui renferme en naissant sa beauté naturelle,
Cache aux vents amoureux les trésors de son sein,
Et s’ouvre aux doux rayons d’un jour pur et serein[3].

Enfin, on peut dire que le caractère propre d’un auteur raisonnable est de n’être jamais gêné dans ses expressions, soit qu’il soit tendre, soit qu’il soit sublime, soit qu’il soit plaisant, ou qu’il prenne le ton didactique.

On voit dans Rousseau tout le contraire de ce style aisé et naturel : il semble qu’il lui coûte d’écrire en français.

  1. Henriade, chant VI, vers 237-51.
  2. Ibid., VI, 173-181.
  3. Ibid., IX, 173-180.