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CHAPITRE IX.

l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société.

Bien des gens sont prêts ici à me dire : Si je trouve mon bien-être à déranger votre société, à tuer, à voler, à calomnier, je ne serai donc retenu par rien, et je pourrai m’abandonner sans scrupule à toutes mes passions ! Je n’ai autre chose à dire à ces gens-là, sinon que probablement ils seront pendus, ainsi que je ferai tuer les loups qui voudront enlever mes moutons ; c’est précisément pour eux que les lois sont faites, comme les tuiles ont été inventées contre la grêle et contre la pluie.

À l’égard des princes qui ont la force en main, et qui en abusent pour désoler le monde, qui envoient à la mort une partie des hommes et réduisent l’autre à la misère, c’est la faute des hommes s’ils souffrent ces ravages abominables, que souvent même ils honorent du nom de vertu : ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes, aux mauvaises lois qu’ils ont faites, ou au peu de courage qui les empêche de faire exécuter de bonnes lois.

Tous ces princes qui ont fait tant de mal aux hommes sont les premiers à crier que Dieu a donné des règles du bien et du mal. Il n’y a aucun de ces fléaux de la terre qui ne fasse des actes solennels de religion ; et je ne vois pas qu’on gagne beaucoup à avoir de pareilles règles. C’est un malheur attaché à l’humanité que, malgré toute l’envie que nous avons de nous conserver, nous nous détruisons mutuellement avec fureur et avec folie. Presque tous les animaux se mangent les uns les autres, et dans l’espèce humaine les mâles s’exterminent par la guerre. Il semble encore que Dieu ait prévu cette calamité en faisant naître parmi nous plus de mâles que de femelles : en effet, les peuples qui semblent avoir songé de plus près aux intérêts de l’humanité, et qui tiennent des registres exacts des naissances et des morts, se sont aperçus que, l’un portant l’autre, il naît tous les ans un douzième de mâles plus que de femelles.

De tout ceci il sera aisé de voir qu’il est très-vraisemblable que tous ces meurtres et ces brigandages sont funestes à la société, sans intéresser en rien la Divinité. Dieu a mis les hommes et les animaux sur la terre : c’est à eux de s’y conduire de leur mieux. Malheur aux mouches qui tombent dans les filets de l’araignée ; malheur au taureau qui sera attaqué par un lion, et aux moutons qui seront rencontrés par les loups ! Mais si un mouton allait dire à un loup : Tu manques au bien moral, et Dieu te punira ; le loup lui répondrait : Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non.