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SI L’HOMME EST LIBRE.

car s’il avait entièrement perdu la mémoire, son existence passée lui serait aussi étrangère que celle d’un autre homme ; il ne serait pas plus le Jacques d’hier, la même personne, qu’il ne serait Socrate ou César. Or, je suppose que Jacques, dans sa dernière maladie, a perdu absolument la mémoire, et meurt par conséquent sans être ce même Jacques qui a vécu : Dieu rendra-t-il à son âme cette mémoire qu’il a perdue ? créera-t-il de nouveau ces idées qui n’existent plus ? en ce cas, ne sera-ce pas un homme tout nouveau, aussi différent du premier qu’un Indien l’est d’un Européen ?

Mais on peut dire aussi que, Jacques ayant entièrement perdu la mémoire avant de mourir, son âme pourra la recouvrer de même qu’on la recouvre après l’évanouissement ou après un transport au cerveau : car un homme qui a entièrement perdu la mémoire dans une grande maladie ne cesse pas d’être le même homme lorsqu’il a recouvré la mémoire ; donc l’âme de Jacques, s’il en a une, et qu’elle soit immortelle par la volonté du Créateur, comme on le suppose, pourra recouvrer la mémoire après sa mort, tout comme elle la recouvre après l’évanouissement pendant la vie ; donc Jacques sera le même homme.

Ces difficultés valent bien la peine d’être proposées : et celui qui trouvera une manière sûre de résoudre l’équation de cette inconnue sera, je pense, un habile homme.

Je n’avance pas davantage dans ces ténèbres ; je m’arrête où la lumière de mon flambeau me manque : c’est assez pour moi que je voie jusqu’où je peux aller. Je n’assure point que j’aie des démonstrations contre la spiritualité et l’immortalité de l’âme ; mais toutes les vraisemblances sont contre elles, et il est également injuste et déraisonnable de vouloir une démonstration dans une recherche qui n’est susceptible que de conjectures.

Seulement il faut prévenir l’esprit de ceux qui croiraient la mortalité de l’âme contraire au bien de la société, et les faire souvenir que les anciens Juifs, dont ils admirent les lois, croyaient l’âme matérielle et mortelle, sans compter de grandes sectes de philosophes qui valaient bien les Juifs, et qui étaient de fort honnêtes gens.


CHAPITRE VII.
si l’homme est libre.

Peut-être n’y a-t-il pas de question plus simple que celle de la liberté ; mais il n’y en a point que les hommes aient plus