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CHAPITRE VI.

autant dire qu’il boit et mange après sa mort que de dire qu’il lui reste des idées après sa mort : l’un n’est pas plus inconséquent que l’autre, et certainement il a fallu bien des siècles avant qu’on ait osé faire une si étonnante supposition. Je sais bien encore une fois que, Dieu ayant attaché à une partie du cerveau la faculté d’avoir des idées, il peut conserver cette petite partie du cerveau avec sa faculté : car de conserver cette faculté sans la partie, cela est aussi impossible que de conserver le rire d’un homme ou le chant d’un oiseau après la mort de l’oiseau et de l’homme. Dieu peut aussi avoir donné aux hommes et aux animaux une âme simple, immatérielle, et la conserver indépendamment de leur corps. Cela lui est aussi possible que de créer un million de mondes de plus qu’il n’en a créé, et de donner aux hommes deux nez et quatre mains, des ailes et des griffes ; mais pour croire qu’il a fait en effet toutes ces choses possibles, il me semble qu’il faut les voir.

Ne voyant donc point que l’entendement, la sensation de l’homme soit une chose immortelle, qui me prouvera qu’elle l’est ? Quoi ! moi, qui ne sais point quelle est la nature de cette chose, j’affirmerai qu’elle est éternelle ? Moi, qui sais que l’homme n’était pas hier, j’affirmerai qu’il y a dans cet homme une partie éternelle par sa nature ! et tandis que je refuserai l’immortalité à ce qui anime ce chien, ce perroquet, cette grive, je l’accorderai à l’homme par la raison que l’homme le désire ?

Il serait bien doux en effet de survivre à soi-même, de conserver éternellement la plus excellente partie de son être dans la destruction de l’autre, de vivre à jamais avec ses amis, etc.! Cette chimère (à l’envisager en ce seul sens) serait consolante dans des misères réelles. Voilà peut-être pourquoi on inventa autrefois le système de la métempsycose ; mais ce système a-t-il plus de vraisemblance que les Mille et une Nuits ? et n’est-il pas un fruit de l’imagination vive et absurde de la plupart des philosophes orientaux ? Mais je suppose, malgré toutes les vraisemblances, que Dieu conserve après la mort de l’homme ce qu’on appelle son âme, et qu’il abandonne l’âme de la brute au train de la destruction ordinaire de toutes choses : je demande ce que l’homme y gagnera ; je demande ce que l’esprit de Jacques a de commun avec Jacques quand il est mort ?

Ce qui constitue la personne de Jacques, ce qui fait que Jacques est soi-même, et le même qu’il était hier à ses propres yeux, c’est qu’il se ressouvient des idées qu’il avait hier, et que dans son entendement il unit son existence d’hier à celle d’aujourd’hui ;