Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
212
CHAPITRE V.

attribut soit étendu et divisible ; car je vois que Dieu a communiqué d’autres propriétés à la matière, lesquelles n’ont ni étendue ni divisibilité ; le mouvement, la gravitation, par exemple, qui agit sans corps intermédiaires, et qui agit en raison directe de la masse, et non des surfaces, et en raison doublée inverse des distances, est une qualité réelle démontrée, et dont la cause est aussi cachée que celle de la pensée.

En un mot, je ne puis juger que d’après ce que je vois, et selon ce qui me paraît le plus probable ; je vois que dans toute la nature les mêmes effets supposent une même cause. Ainsi, je juge que la même cause agit dans les bêtes et dans les hommes à proportion de leurs organes ; et je crois que ce principe commun aux hommes et aux bêtes est un attribut donné par Dieu à la matière. Car, si ce qu’on appelle âme était un être à part, de quelque nature que fût cet être, je devrais croire que la pensée est son essence, ou bien je n’aurais aucune idée de cette substance. Aussi tous ceux qui ont admis une âme immatérielle ont été obligés de dire que cette âme pense toujours ; mais j’en appelle à la conscience de tous les hommes : pensent-ils sans cesse ? pensent-ils quand ils dorment d’un sommeil plein et profond ? les bêtes ont-elles à tous moments des idées ? quelqu’un qui est évanoui a-t-il beaucoup d’idées dans cet état, qui est réellement une mort passagère ? Si l’âme ne pense pas toujours, il est donc absurde de reconnaître en l’homme une substance dont l’essence est de penser. Que pourrions-nous en conclure, sinon que Dieu a organisé les corps pour penser comme pour manger et pour digérer ? En m’informant de l’histoire du genre humain, j’apprends que les hommes ont eu longtemps la même opinion que moi sur cet article. Je lis un des plus anciens livres qui soient au monde, conservé par un peuple qui se prétend le plus ancien peuple : ce livre me dit que Dieu même semble penser comme moi ; il m’apprend que Dieu a autrefois donné aux Juifs les lois les plus détaillées que jamais nation ait reçues ; il daigne leur prescrire jusqu’à la manière dont ils doivent aller à la garde-robe[1], et il ne leur dit pas un mot de leur âme ; il ne leur parle que des peines et des récompenses temporelles : cela prouve au moins que l’auteur de ce livre ne vivait pas dans une nation qui crût la spiritualité et l’immortalité de l’âme.

On me dit bien que, deux mille ans après, Dieu est venu apprendre aux hommes que leur âme est immortelle ; mais moi, qui suis d’une autre sphère, je ne puis m’empêcher d’être étonné

  1. Deutéronome, xxiii, 13.