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SUR L’OPINION DES MATÉRIALISTES.

action utile à la société, et conformes aux lois établies par nous pour le bien commun : or, cette idée n’étant qu’une idée de relation d’homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu. Il est tout aussi absurde de dire de Dieu en ce sens que Dieu est juste ou injuste, que de dire Dieu est bleu ou carré.

Il est donc insensé de reprocher à Dieu que les mouches soient mangées par les araignées, et que les hommes ne vivent que quatre-vingts ans, qu’ils abusent de leur liberté pour se détruire les uns les autres, qu’ils aient des maladies, des passions cruelles, etc. : car nous n’avons certainement aucune idée que les hommes et les mouches dussent être éternels. Pour bien assurer qu’une chose est mal, il faut voir en même temps qu’on pourrait mieux faire. Nous ne pouvons certainement juger qu’une machine est imparfaite que par l’idée de la perfection qui lui manque ; nous ne pouvons, par exemple, juger que les trois côtés d’un triangle sont inégaux, si nous n’avons l’idée d’un triangle équilatéral ; nous ne pouvons dire qu’une montre est mauvaise, si nous n’avons une idée distincte d’un certain nombre d’espaces égaux que l’aiguille de cette montre doit également parcourir. Mais qui aura une idée selon laquelle ce monde-ci déroge à la sagesse divine ?

Dans l’opinion qu’il y a un Dieu il se trouve des difficultés ; mais dans l’opinion contraire il y a des absurdités : et c’est ce qu’il faut examiner avec application en faisant un petit précis de ce qu’un matérialiste est obligé de croire.

conséquences nécessaires de l’opinion des matérialistes.

Il faut qu’ils disent que le monde existe nécessairement et par lui-même, de sorte qu’il y aurait de la contradiction dans les termes à dire qu’une partie de la matière pourrait n’exister pas, ou pourrait exister autrement qu’elle est ; il faut qu’ils disent que le monde matériel a en soi essentiellement la pensée et le sentiment, car il ne peut les acquérir, puisque en ce cas ils lui viendraient de rien ; il ne peut les avoir d’ailleurs, puisqu’il est supposé être tout ce qui est. Il faut donc que cette pensée et ce sentiment lui soient inhérents comme l’étendue, la divisibilité, la capacité du mouvement, sont inhérentes à la matière ; et il faut, avec cela, confesser qu’il n’y a qu’un petit nombre de parties qui aient ce sentiment et cette pensée essentielle au total du monde ; que ces sentiments et ces pensées, quoique inhérents dans la matière, périssent cependant à chaque instant ; ou bien