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CHAPITRE I.

plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer ; sujet d’ailleurs à toutes les mêmes nécessités ; naissant, vivant, et mourant tout comme eux.

Après avoir passé quelque temps parmi cette espèce, je passe dans les régions maritimes des Indes orientales. Je suis surpris de ce que je vois : les éléphants, les lions, les singes, les perroquets, n’y sont pas tout à fait les mêmes que dans la Cafrerie, mais l’homme y paraît absolument différent ; ils sont d’un beau jaune, n’ont point de laine ; leur tête est couverte de grands crins noirs. Ils paraissent avoir sur toutes les choses des idées contraires à celles des nègres. Je suis donc forcé de changer ma définition et de ranger la nature humaine sous deux espèces la jaune avec des crins, et la noire avec de la laine.

Mais à Batavia, Goa, et Surate, qui sont les rendez-vous de toutes les nations, je vois un grande multitude d’Européans, qui sont blancs et qui n’ont ni crins ni laine, mais des cheveux blonds fort déliés avec de la barbe au menton. On m’y montre aussi beaucoup d’Américains qui n’ont point de barbe : voilà ma définition et mes espèces d’hommes bien augmentées.

Je rencontre à Goa une espèce encore plus singulière que toutes celles-ci : c’est un homme vêtu d’une longue soutane noire, et qui se dit fait pour instruire les autres. Tous ces différents hommes, me dit-il, que vous voyez sont tous nés d’un même père ; et de là il me conte une longue histoire. Mais ce que me dit cet animal me paraît fort suspect. Je m’informe si un nègre et une négresse, à la laine noire et au nez épaté, font quelquefois des enfants blancs, portant cheveux blonds, et ayant un nez aquilin et des yeux bleus ; si des nations sans barbe sont sorties des peuples barbus, et si les blancs et les blanches n’ont jamais produit des peuples jaunes. On me répond que non ; que les nègres transplantés, par exemple en Allemagne, ne font que des nègres, à moins que les Allemands ne se chargent de changer l’espèce, et ainsi du reste. On m’ajoute que jamais homme un peu instruit n’a avancé que les espèces non mélangées dégénérassent, et qu’il n’y a guère que l’abbé Dubos qui ait dit cette sottise dans un livre intitulé Réflexions sur la peinture et sur la poésie, etc.[1].

Il me semble alors que je suis assez bien fondé à croire qu’il en est des hommes comme des arbres ; que les poiriers, les sapins, les chênes et les abricotiers, ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes

  1. L’abbé Dubos, né en 1660, mort en 1742, publia ces Réflexions en 1719.