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LETTRE XXI.

Non, tu ne penses point, misérable, tu dors,
Inutile à la terre et mis au rang des morts ;
Ton esprit énervé croupit dans la mollesse ;
Réveille-toi, sois homme, et sors de ton ivresse.
L’homme est né pour agir, et tu prétends penser !

Que ces idées soient vraies ou fausses, il est toujours certain qu’elles sont exprimées avec une énergie qui fait le poëte.

Je me garderai bien d’examiner la chose en philosophe, et de quitter ici le pinceau pour le compas. Mon unique but, dans cette lettre[1] est de faire connaître le génie des poëtes anglais[2].

On a beaucoup entendu parler du célèbre Waller en France. MM. de La Fontaine, Saint-Évremond et Bayle ont fait son éloge ; mais on ne connaît de lui que son nom. Il eut à peu près à Londres la même réputation que Voiture eut à Paris, et je crois qu’il la méritait mieux. Voiture vint dans un temps où l’on sortait de la barbarie, et où l’on était encore dans l’ignorance. On voulait avoir de l’esprit, et on n’en avait pas encore. On cherchait des tours au lieu de pensées : les faux brillants se trouvent plus aisément que les pierres précieuses. Voiture, né avec un génie frivole et facile, fut le premier qui brilla dans cette aurore de la littérature française ; s’il était venu après les grands hommes qui ont illustré le siècle de Louis XIV[3], ou il aurait été inconnu, ou l’on n’aurait parlé de lui que pour le mépriser, ou il aurait son style. M. Despréaux le loue[4], mais c’est dans ses premières satires ; c’est dans le temps où le goût de Despréaux n’était pas encore formé : il était jeune, et dans l’âge où l’on juge des hommes par la réputation, et non pas par eux-mêmes. D’ailleurs, Despréaux était souvent bien injuste dans ses louanges et dans ses censures. Il louait Segrais[5], que personne ne lit ; il insultait Quinault[6], que tout le monde sait par cœur ; et il ne dit rien de La Fontaine. Waller, meilleur que Voiture, n’était pas encore parfait ; ses ouvrages galants respirent la grâce ; mais la négligence les fait languir, et souvent les pensées fausses les défigurent. Les Anglais

  1. Les mots dans cette lettre avaient été supprimés, et sont rétablis ici pour les raisons expliquées dans la note 1 de la page 163.
  2. 1734. « Poëtes anglais, et je vais continuer sur Caton. On a beaucoup entendu. »
  3. 1734. « Louis XIV, ou il aurait été inconnu, ou l'on n'aurait parlé de lui que pour le mépriser, ou il aurait corrigé son style. M. Despréaux le loue. »
  4. Satire III, vers 181.
  5. Art poét., IV, 201.
  6. Satire III, vers 187.