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LETTRE XX.

On reproche aux Anglais leur scène souvent ensanglantée et ornée de corps morts ; on leur reproche leurs gladiateurs, qui combattent à moitié nus devant de jeunes filles, et qui s’en retournent quelquefois avec un nez et une joue de moins. Ils disent pour leurs raisons qu’ils imitent les Grecs dans l’art de la tragédie, et les Romains dans l’art de couper des nez. Mais leur théâtre est un peu loin de celui des Sophocle et des Euripide ; et à l’égard des Romains, il faut avouer qu’un nez et une joue sont bien peu de chose en comparaison de cette multitude de victimes qui s’égorgeaient mutuellement dans le cirque pour le plaisir des dames romaines.

Ils ont eu quelquefois des danses dans leurs comédies, et ces danses ont été des allégories d'un goût singulier. Le pouvoir despotique et l'état républicain furent représentés en 1709 par une danse tout à fait galante. On voyait d'abord un roi qui, après un entrechat, donnait un grand coup de pied dans le derrière à son premier ministre ; celui-ci le rendait à un second, le second à un troisième ; et enfin celui qui recevait le dernier coup figurait le gros de la nation, qui ne se vengeait sur personne : le tout se faisait en cadence. Le gouvernement républicain était figuré par une danse ronde, où chacun donnait et recevait également. C'est pourtant là le pays qui a produit des Addison, des Pope, des Locke, et des Newton !


LETTRE XX[1].
sur les seigneurs qui cultivent les lettres.

Il a été un temps en France où les Beaux-Arts étaient cultivés par les premiers de l’État. Les courtisans surtout s’en mêlaient, malgré la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue, toutes divinités du pays.

Il me paraît qu’on est actuellement à la cour dans tout un autre goût que celui des lettres[2] ; peut-être dans peu de temps la mode de penser reviendra-t-elle : un roi n’a qu’à vouloir ; on fait de cette nation-ci tout ce qu’on veut. En Angleterre communément on pense, et les lettres y sont plus en honneur qu’en

  1. Dans l’édition de Kehl, cette lettre formait l’article Courtisans lettrés du Dictionnaire philosophique.
  2. L’auteur écrivait en 1727. (Note de Voltaire). — Note de l’édition de 1734, supprimée dès 1739.