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LETTRE XIX.

d’autre chose que d’amour. Le sage Addison eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractère aux mœurs de son temps, et gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu plaire[1].

Depuis lui, les pièces sont devenues plus régulières, le peuple plus difficile, les auteurs plus corrects et moins hardis. J’ai vu des pièces nouvelles fort sages, mais froides. Il semble que les Anglais n’aient été faits jusqu’ici que pour produire des beautés irrégulières. Les monstres brillants de Shakespeare plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie poétique des Anglais ressemble jusqu’à présent à un arbre touffu planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, et croissant inégalement et avec force ; il meurt, si vous voulez forcer sa nature et le tailler en arbre des jardins de Marly.


LETTRE XIX[2].
SUR LA COMÉDIE.

[3]Si dans la plupart des tragédies anglaises les héros sont ampoulés et les héroïnes extravagantes, en récompense le style est plus naturel dans la comédie. Mais ce naturel nous paraîtrait

  1. Voltaire essaya de réagir en France contre ce goût des intrigues d'amour au théâtre. Voyez Brutus, la Mort de César, Mérope.
  2. Une partie de cette lettre forme, dans l'édition de Kehl, l'article intitulé : De la comédie anglaise, parmi les Mélanges littéraires.
  3. Dans l’édition de 1734, cette lettre commence ainsi :
    « Je ne sais comment le sage et ingénieux M. de Muralt, dont nous avons les lettres sur les Anglais et sur les Français, s’est borné, en parlant de la comédie, à critiquer un comique nommé Shadwell. Cet auteur était assez méprisé de son temps ; il n’était point le poëte des honnêtes gens ; ses pièces, goûtées pendant quelques représentations par le peuple, étaient dédaignées par tous les gens de bon goût, et ressemblaient à tant de pièces que j’ai vues, en France, attirer la foule et révolter les lecteurs, et dont on a pu dire : Tout Paris les condamne, et tout Paris les court. M. de Muralt aurait dû, ce semble, nous parler d’un auteur excellent qui vivait alors : c’était M. Wicherley, qui fut longtemps l’amant déclaré de la maîtresse la plus illustre de Charles second. Cet homme, qui passait sa vie dans le plus grand monde, en connaissait parfaitement les vices et les ridicules, et les peignait du pinceau le plus ferme et des couleurs les plus vraies.
    « Il a fait un Misanthrope, qu’il a imité de Molière. Tous les traits de Wicherley y sont plus forts et plus hardis que ceux de notre Misanthrope ; mais aussi ils ont moins de finesse et de bienséance. L’auteur anglais a corrigé le seul défaut qui soit dans la pièce de Molière ; ce défaut est le manque d’intrigue et d’intérêt. La pièce anglaise est intéressante, et l’intrigue en est ingénieuse, elle est trop hardie sans doute pour nos mœurs.
    « C’est un capitaine de vaisseau, etc. » (Voyez page 159.)