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LETTRE XVIII.

coups de fouet. On a retranché de la pièce d’Otway ces bouffonneries faites pour la plus vile canaille ; mais on a laissé dans le Jules César de Shakespeare les plaisanteries des cordonniers et des savetiers romains introduits sur la scène avec Brutus et Cassius[1].

Vous vous plaindrez sans doute que ceux qui, jusqu’à présent, vous ont parlé du théâtre anglais, et surtout de ce fameux Shakespeare, ne vous aient encore fait voir que ses erreurs, et que personne n’ait traduit aucun de ces endroits frappants qui demandent grâce pour toutes ses fautes. Je vous répondrai qu’il est bien aisé de rapporter en prose les sottises[2] d’un poète, mais très-difficile de traduire ses beaux vers. Tous[3] ceux qui s’érigent en critiques des écrivains célèbres compilent des volumes. J’aimerais mieux deux pages qui nous fissent connaître quelques beautés : car je maintiendrai toujours, avec tous les gens de bon goût, qu’il y a plus à profiter dans douze vers d’Homère et de Virgile que dans toutes les critiques qu’on a faites de ces deux grands hommes.

J’ai hasardé de traduire quelques morceaux des meilleurs poètes anglais : en voici un de Shakespeare. Faites grâce à la copie en faveur de l’original, et souvenez-vous toujours, quand vous voyez une traduction, que vous ne voyez qu’une faible estampe d’un beau tableau.

J’ai choisi le monologue de la tragédie d’Hamlet, qui est su de tout le monde, et qui commence par ces vers :

To be, or not to be, that is the question.

C’est Hamlet, prince de Danemark, qui parle :

[4]Demeure ; il faut choisir, et passer à l’instant
De la vie à la mort, et de l’être au néant.
Dieux justes ! s’il en est, éclairez mon courage.
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? et qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille ;

  1. 1734. « Brutus et Cassius ; c’est que la sottise d’Otway est moderne, et que celle de Shakespeare est ancienne. Vous vous plaindrez. »
  2. 1734. « Les erreurs d’un poëte. »
  3. 1734. « Tous les grimauds qui s’érigent. »
  4. Ce morceau a été reproduit par l’auteur dans les Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVII, page 403 ; mais les trois premiers vers sont différents.