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LETTRE IX.

dans le reste de l’Europe, apportèrent avec eux l’usage des états[1] ou parlements dont on fait tant de bruit, et qu’on connaît si peu. Les rois alors n’étaient point despotiques, cela est vrai[2] : et c’est précisément par cette raison que les peuples gémissaient dans une servitude misérable. Les chefs de ces sauvages qui avaient ravagé la France, l’Italie, l’Espagne, et l’Angleterre, se firent monarques ; leurs capitaines partagèrent entre eux les terres des vaincus : de là ces margraves, ces lairds, ces barons, ces sous-tyrans, qui disputaient souvent avec des rois mal affermis les dépouilles des peuples. C’étaient des oiseaux de proie combattant contre un aigle pour sucer le sang des colombes : chaque peuple avait cent tyrans au lieu d’un bon maître[3]. Des prêtres se mirent bientôt de la partie. De tout temps le sort des Gaulois, des Germains, des insulaires d’Angleterre, avait été d’être gouvernés par leurs druides et par les chefs de leurs villages, ancienne espèce de barons, mais moins tyrans que leurs successeurs. Ces druides se disaient médiateurs entre la Divinité et les hommes ; ils faisaient des lois, ils excommuniaient, ils condamnaient à mort. Les évêques succédèrent peu à peu à leur autorité temporelle dans le gouvernement goth et vandale. Les papes se mirent à leur tête ; et, avec des brefs, des bulles, et des moines, ils firent[4] trembler les rois, les déposèrent, les firent assassiner, et tirèrent à eux tout l’argent qu’ils purent de l’Europe. L’imbécile Inas[5], l’un des tyrans de l’heptarchie d’Angleterre, fut le premier qui dans un pèlerinage à Rome se soumit à payer le denier de saint Pierre (ce qui était environ un écu de notre monnaie) pour chaque maison de son territoire. Toute l’île suivit bientôt cet exemple : l’Angleterre devint petit à petit une province du pape, le saint-père y envoyait de temps en temps ses légats pour y lever des impôts exorbitants. Jean sans Terre fit enfin une cession en bonne forme de son royaume à Sa Sainteté, qui l’avait excommunié ; et les barons, qui n’y trouvèrent pas leur compte, chassèrent ce misérable roi[6] et mirent à sa place Louis VIII, père de saint Louis, roi de France ; mais ils se dégoûtèrent bientôt de ce nouveau venu, et lui firent repasser la mer.

  1. 1734. « De ces états. »
  2. 1734. « Cela est vrai ; mais les peuples n’en gémissent que plus dans. »
  3. 1734. « D’un maître. Les prêtres. »
  4. 1738. « Et des moines, firent. »
  5. Inas, ou Ina, roi de Westsex, ou des Saxons occidentaux, monta sur le trône en 689, et le quitta en 726, pour embrasser la profession monastique.
  6. 1734. « Roi, ils mirent. »