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et je fus même dédommagé avec usure : on me considéra beaucoup : je devins seigneur brigand ; j’acquis ce château par voie de fait. Le satrape de Syrie voulut m’en déposséder ; mais j’étais déjà trop riche pour avoir rien à craindre ; je donnai de l’argent au satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j’agrandis mes domaines ; il me nomma même trésorier des tributs que l’Arabie Pétrée payait au roi des rois. Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur.

« Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar, un petit satrape, pour me faire étrangler. Cet homme arriva avec son ordre : j’étais instruit de tout ; je fis étrangler en sa présence les quatre personnes qu’il avait amenées avec lui pour serrer le lacet ; après quoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commission de m’étrangler. Il me répondit que ses honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d’or. Je lui fis voir clair qu’il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis sous-brigand ; il est aujourd’hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m’en croyez, vous réussirez comme lui. Jamais la saison de voler n’a été meilleure, depuis que Moabdar est tué, et que tout est en confusion dans Babylone.

— Moabdar est tué ! dit Zadig ; et qu’est devenue la reine Astarté ?

— Je n’en sais rien, reprit Arbogad ; tout ce que je sais, c’est que Moabdar est devenu fou, qu’il a été tué, que Babylone est un grand coupe-gorge, que tout l’empire est désolé, qu’il y a de beaux coups à faire encore, et que pour ma part j’en ai fait d’admirables.

— Mais la reine, dit Zadig ; de grâce, ne savez-vous rien de la destinée de la reine ?

— On m’a parlé d’un prince d’Hyrcanie, reprit-il ; elle est probablement parmi ses concubines, si elle n’a pas été tuée dans le tumulte ; mais je suis plus curieux de butin que de nouvelles. J’ai pris plusieurs femmes dans mes courses, je n’en garde aucune ; je les vends cher quand elles sont belles, sans m’informer de ce qu’elles sont. On n’achète point le rang ; une reine qui serait laide ne trouverait pas marchand : peut-être ai-je vendu la reine Astarté, peut-être est-elle morte ; mais peu m’importe, et je pense que vous ne devez pas vous en soucier plus que moi. » En parlant ainsi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes les idées, que Zadig n’en put tirer aucun éclaircissement.

Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait toujours, faisait des contes, répétait sans cesse qu’il était le plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à se rendre aussi