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être ; il faut bien que les marchands arabes aient des esclaves ; et pourquoi ne le serais-je pas comme un autre, puisque je suis homme comme un autre ? Ce marchand ne sera pas impitoyable ; il faut qu’il traite bien ses esclaves, s’il en veut tirer des services. » Il parlait ainsi, et dans le fond de son cœur il était occupé du sort de la reine de Babylone.

Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l’Arabie déserte avec ses esclaves et ses chameaux. Sa tribu habitait vers le désert d’Horeb. Le chemin fut long et pénible. Sétoc, dans la route, faisait bien plus de cas du valet que du maître, parce que le premier chargeait bien mieux les chameaux ; et toutes les petites distinctions furent pour lui.

Un chameau mourut à deux journées d’Horeb : on répartit sa charge sur le dos de chacun des serviteurs ; Zadig en eut sa part. Sétoc se mit à rire en voyant tous ses esclaves marcher courbés. Zadig prit la liberté de lui en expliquer la raison, et lui apprit les lois de l’équilibre. Le marchand, étonné, commença à le regarder d’un autre œil. Zadig, voyant qu’il avait excité sa curiosité, la redoubla en lui apprenant beaucoup de choses qui n’étaient point étrangères à son commerce ; les pesanteurs spécifiques des métaux et des denrées sous un volume égal ; les propriétés de plusieurs animaux utiles ; le moyen de rendre tels ceux qui ne l’étaient pas ; enfin il lui parut un sage. Sétoc lui donna la préférence sur son camarade, qu’il avait tant estimé. Il le traita bien, et n’eut pas sujet de s’en repentir.

Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemander cinq cents onces d’argent à un Hébreu auquel il les avait prêtées en présence de deux témoins ; mais ces deux témoins étaient morts, et l’Hébreu, ne pouvant être convaincu, s’appropriait l’argent du marchand, en remerciant Dieu de ce qu’il lui avait donné le moyen de tromper un Arabe. Sétoc confia sa peine à Zadig, qui était devenu son conseil. « En quel endroit, demanda Zadig, prêtâtes-vous vos cinq cents onces à cet infidèle ? — Sur une large pierre, répondit le marchand, qui est auprès du mont Horeb. — Quel est le caractère de votre débiteur ? dit Zadig. — Celui d’un fripon, reprit Sétoc. — Mais je vous demande si c’est un homme vif ou flegmatique, avisé ou imprudent. — C’est de tous les mauvais payeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse. — Eh bien ! insista Zadig, permettez que je plaide votre cause devant le juge. » En effet il cita l’Hébreu au tribunal, et il parla ainsi au juge : « Oreiller du trône d’équité, je viens redemander à cet homme, au nom de mon maître, cinq cents onces d’argent qu’il ne veut pas