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Zadig passe à lui, et le désarme ; et tandis que l’Égyptien, devenu plus furieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le fait tomber en lui tenant l’épée sur la poitrine ; il lui offre de lui donner la vie. L’Égyptien hors de lui tire son poignard ; il en blesse Zadig dans le temps même que le vainqueur lui pardonnait. Zadig, indigné, lui plonge son épée dans le sein. L’Égyptien jette un cri horrible, et meurt en se débattant.

Zadig alors s’avança vers la dame, et lui dit d’une voix soumise : « Il m’a forcé de le tuer : je vous ai vengée ; vous êtes délivrée de l’homme le plus violent que j’aie jamais vu. Que voulez-vous maintenant de moi, madame ? — Que tu meures, scélérat, lui répondit-elle ; que tu meures ! tu as tué mon amant ; je voudrais pouvoir déchirer ton cœur. — En vérité, madame, vous aviez là un étrange homme pour amant, lui répondit Zadig ; il vous battait de toutes ses forces, et il voulait m’arracher la vie parce que vous m’avez conjuré de vous secourir. — Je voudrais qu’il me battît encore, reprit la dame en poussant des cris. Je le méritais bien, je lui avais donné de la jalousie. Plût au ciel qu’il me battît, et que tu fusses à sa place ! » Zadig, plus surpris et plus en colère qu’il ne l’avait été de sa vie, lui dit : « Madame, toute belle que vous êtes, vous mériteriez que je vous battisse à mon tour, tant vous êtes extravagante ; mais je n’en prendrai pas la peine[1]. » Là-dessus il remonta sur son chameau, et avança vers le bourg. À peine avait-il fait quelques pas qu’il se retourne au bruit que faisaient quatre courriers de Babylone. Ils venaient à toute bride. L’un d’eux, en voyant cette femme, s’écria : « C’est elle-même ! elle ressemble au portrait qu’on nous en a fait. » Ils ne s’embarrassèrent pas du mort, et se saisirent incontinent de la dame. Elle ne cessait de crier à Zadig : « Secourez-moi encore une fois, étranger généreux ! je vous demande pardon de m’être plainte de vous : secourez-moi, et je suis à vous jusqu’au tombeau ! » L’envie avait passé à Zadig de se battre désormais pour elle. « À d’autres ! répond-il ; vous ne m’y attraperez plus. »

D’ailleurs il était blessé, son sang coulait, il avait besoin de secours ; et la vue des quatre Babyloniens, probablement envoyés par le roi Moabdar, le remplissait d’inquiétude. Il s’avance en hâte vers le village, n’imaginant pas pourquoi quatre courriers de Babylone venaient prendre cette Égyptienne, mais encore plus étonné du caractère de cette dame.

  1. C’est une scène analogue à celle de Sganarelle, Martine et M. Robert, dans le Médecin malgré lui.