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« Grand Dieu ! dit-il en lui-même, qu’on est à plaindre quand on se promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé ! qu’il est dangereux de se mettre à la fenêtre ! et qu’il est difficile d’être heureux dans cette vie ! »


CHAPITRE IV.
L’ENVIEUX.

Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l’amitié, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg de Babylone, une maison ornée avec goût, où il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs dignes d’un honnête homme. Le matin, sa bibliothèque était ouverte à tous les savants ; le soir, sa table l’était à la bonne compagnie ; mais il connut bientôt combien les savants sont dangereux ; il s’éleva une grande dispute sur une loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon. « Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n’existe pas ? — Il faut bien qu’il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu’on en mange. » Zadig voulut les accorder, en leur disant : « S’il y a des griffons, n’en mangeons point ; s’il n’y en a point, nous en mangerons encore moins ; et par là nous obéirons tous à Zoroastre. »

Un savant qui avait composé treize volumes sur les propriétés du griffon, et qui de plus était grand théurgite, se hâta d’aller accuser Zadig devant un archimage nommé Yébor[1], le plus sot des Chaldéens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait récité le bréviaire de Zoroastre d’un ton plus satisfait. L’ami Cador (un ami vaut mieux que cent prêtres) alla trouver le vieux Yébor, et lui dit :

« Vivent le soleil et les griffons ! gardez-vous bien de punir Zadig : c’est un saint ; il a des griffons dans sa basse-cour, et il n’en mange point ; et son accusateur est un hérétique qui ose

  1. Anagramme de Boyer, théatin, confesseur de dévotes titrées, évêque par leurs intrigues, qui n’avaient pu réussir à le faire supérieur de son couvent ; puis précepteur du dauphin, et enfin ministre de la feuille, par le conseil du cardinal de Fleury, qui, comme tous les hommes médiocres, aimait à faire donner les places à des hommes incapables de les remplir, mais aussi incapables de se rendre dangereux. Ce Boyer était un fanatique imbécile qui persécuta M. de Voltaire dans plus d’une occasion. (K.)