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LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.

son âme est dans sa queue. Je me sens très-enclin à soupçonner avec vous que Dieu nous a faits mangeants, buvants, marchants, dormants, sentants, pensants, pleins de passions, d’orgueil et de misère, sans nous dire un mot de son secret. Nous n’en savons pas plus sur cet article que ce paon dont je parle ; et celui qui a dit que nous naissons, vivons, et mourons sans savoir comment, a dit une grande vérité.

Celui[1] qui nous appelle les marionnettes de la Providence me paraît nous avoir bien définis, car enfin, pour que nous existions il faut une infinité de mouvements. Or nous n’avons pas fait le mouvement ; ce n’est pas nous qui en avons établi les lois. Il y a quelqu’un qui, ayant fait la lumière, la fait mouvoir du soleil à nos yeux, et y arriver en sept minutes. Ce n’est que par le mouvement que mes cinq sens sont remués ; ce n’est que par ces cinq sens que j’ai des idées : donc c’est l’Auteur du mouvement qui me donne mes idées. Et, quand il me dira de quelle manière il me les donne, je lui rendrai de très-humbles actions de grâces. Je lui en rends déjà beaucoup de m’avoir permis de contempler pendant quelques années le magnifique spectacle de ce monde, comme disait Épictète. Il est vrai qu’il pouvait me rendre plus heureux, et me faire avoir un bon bénéfice et ma maîtresse miss Fidler ; mais enfin, tel que je suis avec mes six cent trente schellings de rente, je lui ai encore bien de l’obligation.

SIDRAC.

Vous dites que Dieu pouvait vous donner un bon bénéfice, et qu’il pouvait vous rendre plus heureux que vous n’êtes. Il y a des gens qui ne vous passeraient pas cette proposition. Eh ! ne vous souvenez-vous pas que vous-même vous vous êtes plaint de la fatalité ? Il n’est pas permis à un homme qui a voulu être curé de se contredire. Ne voyez-vous pas que, si vous aviez eu la cure et la femme que vous demandiez, ce serait vous qui auriez fait un enfant à miss Fidler, et non pas votre rival ? L’enfant dont elle aurait accouché aurait pu être mousse, devenir amiral, gagner une bataille navale à l’embouchure du Gange, et achever de détrôner le Grand Mogol. Cela seul aurait changé la constitution de l’univers. Il aurait fallu un monde tout différent du nôtre pour que votre compétiteur n’eût pas la cure, pour qu’il n’épousât pas miss Fidler, pour que vous ne fussiez pas réduit à six cent trente schellings, en attendant la mort de votre tante.

  1. Voltaire.