Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/589

Cette page a été validée par deux contributeurs.

commençaient à jouir des douceurs de la paix : les Espagnols arrivent, et en massacrent douze millions ; ils vont à la chasse aux hommes avec des chiens[1], et Ferdinand, roi de Castille, assigne une pension à ces chiens pour l’avoir si bien servi. Les héros vainqueurs du nouveau monde, qui massacrent tant d’innocents désarmés et nus, font servir sur leur table des gigots d’hommes et de femmes, des fesses, des avant-bras, des mollets en ragoût. Ils font rôtir sur des brasiers le roi Gatimozin au Mexique[2] ; ils courent au Pérou convertir le roi Atabalipa[3]. Un nommé Almagro, prêtre, fils de prêtre, condamné à être pendu en Espagne pour avoir été voleur de grand chemin, vient, avec un nommé Pizarro, signifier au roi, par la voix d’un autre prêtre, qu’un troisième prêtre, nommé Alexandre VI, souillé d’incestes, d’assassinats, et d’homicides, a donné, de son plein gré, proprio motu, et de sa pleine puissance, non-seulement le Pérou, mais la moitié du nouveau monde, au roi d’Espagne ; qu’Atabalipa doit sur-le-champ se soumettre sous peine d’encourir l’indignation des apôtres saint Pierre et saint Paul. Et, comme ce roi n’entendait pas la langue latine plus que le prêtre qui lisait la bulle, il fut déclaré sur-le-champ incrédule et hérétique : on fit pendre Atabalipa, comme on avait brûlé Gatimozin ; on massacra sa nation, et tout cela pour ravir de la boue jaune endurcie, qui n’a servi qu’à dépeupler l’Espagne et à l’appauvrir, car elle lui a fait négliger la véritable boue, qui nourrit les hommes quand elle est cultivée.

Çà, mon cher M. Freind, si l’être fantastique et ridicule qu’on appelle le diable avait voulu faire des hommes à son image, les aurait-il formés autrement ? Cessez donc d’attribuer à un Dieu un ouvrage si abominable.


Cette tirade fit revenir toute l’assemblée au sentiment de Birton. Je voyais Jenni en triompher en secret ; il n’y eut pas jusqu’à la jeune Parouba qui ne fût saisie d’horreur contre le prêtre Almagro, contre le prêtre qui avait lu la bulle en latin, contre le prêtre Alexandre VI, contre tous les chrétiens qui avaient commis tant de crimes inconcevables par dévotion, et pour voler de l’or. J’avoue que je tremblais pour l’ami Freind : je désespérais de sa cause ; voici pourtant comme il répondit sans s’étonner :

  1. Voyez tome XII, pages 384 et 401.
  2. Ibidem, pages 395-396.
  3. Ibidem, pages 398-400.