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Birton prit plaisir à soutenir l’opinion des montagnes bleues. Il dit que la coutume de mettre son prochain au pot ou à la broche était la plus ancienne et la plus naturelle, puisqu’on l’avait trouvée établie dans les deux hémisphères ; qu’il était par conséquent démontré que c’était là une idée innée ; qu’on avait été à la chasse aux hommes avant d’aller à la chasse aux bêtes, par la raison qu’il était bien plus aisé de tuer un homme que de tuer un loup ; que si les Juifs, dans leurs livres si longtemps ignorés, ont imaginé qu’un nommé Caïn tua un nommé Abel, ce ne put être que pour le manger ; que ces Juifs eux-mêmes avouent nettement s’être nourris plusieurs fois de chair humaine[1] ; que, selon les meilleurs historiens, les Juifs dévorèrent les chairs sanglantes des Romains assassinés par eux en Égypte, en Chypre, en Asie, dans leurs révoltes contre les empereurs Trajan et Adrien.

Nous lui laissâmes débiter ces dures plaisanteries, dont le fond pouvait malheureusement être vrai, mais qui n’avaient rien de l’atticisme grec et de l’urbanité romaine.

Le bon Freind, sans lui répondre, adressa la parole aux gens du pays. Parouba l’interprétait phrase à phrase. Jamais le grave Tillotson ne parla avec tant d’énergie ; jamais l’insinuant Smalridge[2] n’eut des grâces si touchantes. Le grand secret est de démontrer avec éloquence. Il leur démontra donc que ces festins où l’on se nourrit de la chair de ses semblables sont des repas de vautours, et non pas d’hommes ; que cette exécrable coutume inspire une férocité destructive du genre humain ; que c’était la raison pour laquelle ils ne connaissaient ni les consolations de la société, ni la culture de la terre ; enfin ils jurèrent par leur grand Manitou qu’ils ne mangeraient plus ni hommes ni femmes.

Freind, dans une seule conversation, fut leur législateur ; c’était Orphée qui apprivoisait les tigres. Les Jésuites ont beau s’attribuer des miracles dans leurs Lettres curieuses et édifiantes, qui sont rarement l’un et l’autre, ils n’égaleront jamais notre ami Freind.

Après avoir comblé de présents les seigneurs des montagnes bleues, il ramena dans son vaisseau le bonhomme Parouba vers sa demeure. Le jeune Parouba fut du voyage avec sa sœur ; les autres frères avaient poursuivi leur chasse du côté de la Caroline. Jenni, Birton, et leurs camarades, s’embarquèrent dans le

  1. Voyez dans les Mélanges, année 1761, la Lettre de M. Clocpitre à M. Eraton.
  2. Tillotson et Smalridge sont deux prédicateurs anglais : Voltaire en a déjà parlé ; voyez tome XIX, page 38.