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Hart avait succombé en un moment, parce que son corps était usé par les débauches ; mais la jeune Primerose était soutenue par un tempérament aussi robuste que son âme était pure. Elle m’aperçut, et d’une voix tendre elle me demanda où était Jenni. À ce mot j’avoue qu’un torrent de larmes coula de mes yeux. Je ne pus lui répondre. Je ne pus parler au père. Il fallut la laisser enfin entre les mains fidèles qui la servaient.

Nous allâmes instruire milord de ce désastre. Vous connaissez son cœur : il est aussi tendre pour ses amis que terrible à ses ennemis. Jamais homme ne fut plus compatissant avec une physionomie plus dure. Il se donna autant de peine pour secourir la mourante, pour découvrir l’asile de Jenni et de sa scélérate, qu’il en avait prises pour donner l’Espagne à l’archiduc. Toutes nos recherches furent inutiles. Je crus que Freind en mourrait. Vous volions tantôt chez Primerose, dont l’agonie était longue, tantôt à Rochester, à Douvres, à Portsmouth ; on envoyait des courriers partout, on était partout, on errait à l’aventure, comme des chiens de chasse qui ont perdu la voie ; et cependant la mère infortunée de l’infortunée Primerose voyait d’heure en heure mourir sa fille.

Enfin nous apprenons qu’une femme assez jeune et assez belle, accompagnée de trois jeunes gens et de quelques valets, s’est embarquée à Newport dans le comté de Pembroke, sur un petit vaisseau qui était à la rade, plein de contrebandiers, et que ce bâtiment est parti pour l’Amérique septentrionale.

Freind, à cette nouvelle, poussa un profond soupir ; puis, tout à coup se recueillant et me serrant la main : « Il faut, dit-il, que j’aille en Amérique. » Je lui répondis en l’admirant et en pleurant : « Je ne vous quitterai pas ; mais que pourrez-vous faire ?

— Ramener mon fils unique, dit-il, à sa patrie et à la vertu, ou m’ensevelir auprès de lui. » Nous ne pouvions douter en effet aux indices qu’on nous donna que ce ne fût Jenni qui s’était embarqué avec cette horrible femme et Birton, et les garnements du cortège.

Le bon père, ayant pris son parti, dit adieu à milord Peterborough, qui retourna bientôt en Catalogne ; et nous allâmes fréter à Bristol un vaisseau pour la rivière de Delaware et pour la baie de Maryland. Freind concluait que, ces parages étant au milieu des possessions anglaises, il fallait y diriger sa navigation, soit que son fils fût vers le sud, soit qu’il eut marché vers le septentrion. Il se munit d’argent, de lettres de change, et de vivres, laissant à Londres un domestique affidé, chargé de lui donner des nouvelles par les vaisseaux qui allaient toutes les semaines dans le Maryland ou dans la Pensylvanie.