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était venu conquérir le royaume d’Espagne, n’avait pas de quoi payer son chocolat. Tout ce que la reine Anne lui avait donné était dissipé. Montecuculli dit dans ses Mémoires qu’il faut trois choses pour faire la guerre : 1o de l’argent ; 2o de l’argent ; 3o de l’argent. L’archiduc écrivit de Guadalaxara, où il était le 11 auguste 1706, à milord Peterborough, une grande lettre signée yo el rey, par laquelle il le conjurait d’aller sur-le-champ à Gênes lui chercher, sur son crédit, cent mille livres sterling pour régner[1]. Voilà donc notre Sertorius devenu banquier génois de général d’armée. Il confia sa détresse à l’ami Freind : tous deux allèrent à Gênes ; je les suivis, car vous savez que mon cœur me mène. J’admirai l’habileté et l’esprit de conciliation de mon ami dans cette affaire délicate. Je vis qu’un bon esprit peut suffire à tout ; notre grand Locke était médecin : il fut le seul métaphysicien de l’Europe, et il rétablit les monnaies d’Angleterre.

Freind, en trois jours, trouva les cent mille livres sterling, que la cour de Charles VI mangea en moins de trois semaines. Après quoi il fallut que le général, accompagné de son théologien, allât se justifier à Londres, en plein Parlement, d’avoir conquis la Catalogne contre les règles, et de s’être ruiné pour le service de la cause commune. L’affaire traîna en longueur et en aigreur, comme toutes les affaires de parti.

Vous savez que M. Freind avait été député en parlement avant d’être prêtre, et qu’il est le seul à qui l’on ait permis d’exercer ces deux fonctions incompatibles. Or, un jour que Freind méditait un discours qu’il devait prononcer dans la chambre des communes, dont il était un digne membre, on lui annonça une dame espagnole qui demandait à lui parler pour affaire pressante. C’était dona Boca Vermeja elle-même. Elle était tout en pleurs ; notre bon ami lui fit servir à déjeuner. Elle essuya ses larmes, déjeuna, et lui parla ainsi :

« Il vous souvient, mon cher monsieur, qu’en allant à Gênes vous ordonnâtes à monsieur votre fils Jenni de partir de Barcelone pour Londres, et d’aller s’installer dans l’emploi de clerc de l’échiquier que votre crédit lui a fait obtenir. Il s’embarqua sur le Triton avec le jeune bachelier don Papa Dexando, et quelques autres que vous aviez convertis. Vous jugez bien que je fus du voyage avec ma bonne amie Las Nalgas. Vous savez que vous m’avez permis d’aimer monsieur votre fils, et que je l’adore…

  1. Elle est imprimée dans l’apologie du comte de Peterborough, par le docteur Freind, page 143, chez Jonas Bourer. (Note de Voltaire).