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ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.

Enfin la Raison et la Vérité passèrent par la France : elles y avaient déjà fait quelques apparitions, et en avaient été chassées.

« Vous souvient-il, disait la Vérité à sa mère, de l’extrême envie que nous eûmes de nous établir chez les Français dans les beaux jours de Louis XIV ? Mais les querelles impertinentes des jésuites et des jansénistes nous firent enfuir bientôt. Les plaintes continuelles des peuples ne nous rappelèrent pas. J’entends à présent les acclamations de vingt millions d’hommes qui bénissent le ciel. Les uns disent : « Cet avénement est d’autant plus joyeux que nous n’en payons pas la joie[1]. » Les autres crient : « Le luxe n’est que vanité. Les doubles emplois, les dépenses superflues, les profits excessifs, vont être retranchés » ; et ils ont raison. « Tout impôt va être aboli » ; et ils ont tort, car il faut que chaque particulier paye pour le bonheur général.

« Les lois vont être uniformes. » Rien n’est plus à désirer ; mais rien n’est plus difficile. « On va répartir aux indigents qui travaillent, et surtout aux pauvres officiers, les biens immenses de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté. Ces gens de main-morte n’auront plus eux-mêmes des esclaves de main-morte. On ne verra plus des huissiers de moines chasser de la maison paternelle des orphelins réduits à la mendicité, pour enrichir de leurs dépouilles un couvent jouissant des droits seigneuriaux, qui sont les droits des anciens conquérants. On ne verra plus des familles entières demandant vainement l’aumône à la porte de ce couvent qui les dépouille. » Plût à Dieu ! rien n’est plus digne d’un roi. Le roi de Sardaigne a détruit chez lui cet abus abominable. Fasse le ciel que cet abus soit exterminé en France !

« N’entendez-vous pas, ma mère, toutes ces voix qui disent : « Les mariages de cent mille familles utiles à l’État ne seront plus réputés concubinages ; et les enfants ne seront plus déclarés bâtards par la loi ? » La nature, la justice, et vous, ma mère, tout demande sur ce grand objet un règlement sage qui soit compatible avec le repos de l’État et avec les droits de tous les hommes.

« On rendra la profession de soldat si honorable que l’on ne sera plus tenté de déserter. » La chose est possible, mais délicate.

  1. Louis XVI, dès le mois de mai 1774, rendit une ordonnance par laquelle il faisait remise du droit de joyeux avénement.

    On appelait ainsi certaines impositions extraordinaires qui se percevaient à l’avénement d’un roi. (B.)